De la déconstruction à l'interpénétration: mon approche conceptuelle

Désigné par Rachid Benzine comme un des « nouveaux penseurs de l’Islam», Mohammad Arkoun était professeur émérite d’histoire de la pensée islamique à la Sorbonne (Paris-III) et directeur de la revue Arabica. Il faisait partie d’une mouvance d’érudits engagés depuis les années 60-70 à remettre en question la cristallisation de plusieurs types de discours (théologie, jurisprudence, exégèse…) de la pensée islamique contemporaine en particulier et des études en sciences des religions en général en des structures conceptuelles et épistémologiques figées, et à plaider pour une pratique intellectuelle libre et libératrice, dans une perspective de dépassement dégagée des postulats dogmatiques.[1]
Pourquoi parler d’Arkoun?
Pour plusieurs raisons qui rejoignent mes propres préoccupations et que je présente en ce qui suit:
Sa méthode opère une rupture avec l’islamologie classique dominée par un cadre épistémologique orientaliste. Il remet donc en question une certaine approche narratrice et descriptive qui vise à informer le public « occidental » sur la structure et la fonction d’une religion donnée. Elle opère également une autre rupture avec la pratique pragmatiste et idéologique de chercheurs en sciences sociales et politiques qui rejettent l’héritage islamique.
Selon Arkoun, les voies de la modernité en contexte islamique n’ont pas à se modeler sur celles de la modernité occidentale, même s’il prône l’incorporation et la combinaison des sciences sociales modernes (linguistique, sémiologie, histoire comparée des religions, sociologie…) dans l’étude de l’Islam et dans l’interprétation des textes. Il ne méprise pas le savoir traditionnel des sciences religieuses classiques, mais il reproche aux oulémas de s’être approprié celui-ci et d’avoir figé l’interprétation des textes fondateurs. En outre, il critique la sacralisation de la politique par les nationalistes et les islamistes, comme il refuse la laïcité radicale telle qu’elle fut propagée par Attaturk en Turquie au début du 20e siècle.
 Sa méthode contribue de ce fait à répondre aux questions suivantes: comment passer des discours sociaux aux dialogues critiques? Comment passer du recueil des discours des fondamentalistes et des islamologues « classiques », lesquels ne sont que descriptifs, à la construction d’un espace de dialogues se donnant les moyens d’entrer en communication avec la tradition?
Dans un article de l’Humanité, Arkoun affirme que la notion d’islamologie appliquée s’est imposée à lui:
« après l’indépendance de l’Algérie, au moment précis où les Algériens convoquaient l’islam, comme religion et comme culture, en vue de reconstruire la personnalité arabo-islamique détruite par le colonialisme. Cette manière de voir les choses et d’imposer une politique, dans un pays comme l’Algérie, ne tenait absolument pas compte de la réalité historique de cette jeune nation, ni du Maghreb, ni d’autre part de l’histoire de l’islam et de la pensée islamique. Cette dernière ne s’est pas développée de façon continue, depuis sa première émergence au 7e siècle et jusqu’au 20e siècle. Il y a eu une rupture à l’intérieur de la pensée islamique, depuis le 13e siècle, et ce bien avant l’intervention du colonisateur.
« La plupart des musulmans refusent aujourd’hui de regarder l’histoire dans son développement ample et de tenir compte de cette interruption. Il y a pourtant eu, au 10esiècle, une dimension intellectuelle, représentée en particulier par la philosophie, qui a permis l’épanouissement d’un humanisme, c’est-à-dire d’un regard totalement ouvert sur les cultures présentes au Proche-Orient, étudiées sans aucun complexe, et sans que l’islam comme religion y apporte une seule restriction. En tant qu’historien et philosophe, je ne pouvais accepter, cette opposition idéologique entre un colonialisme qui a pulvérisé la personnalité arabo-islamique de l’Algérie, et une personnalité qui pose justement, pour l’ensemble des pays musulmans, des problèmes de relecture historique et critique de l’islam comme religion, comme tradition de pensée, interférant avec la notion même d’identité nationale.
« L’islamologie appliquée consiste à prendre en charge les problèmes de la cité tels qu’ils se posaient après les indépendances: problèmes pratiques qui recevaient des solutions d’une classe politique refusant toute prise en charge de l’histoire de l’islam et de la culture arabe, d’une part, et aussi, d’autre part, des réalités sociologiques et anthropologiques de l’Algérie et du Maghreb. L’islamologie appliquée s’est avérée très féconde. Grâce à elle, nous pouvons aujourd’hui analyser – autrement que le font les sciences politiques – le type de discours qui se développe, aussi bien du côté musulman que du côté occidental, pour parler d’une guerre dont on veut totalement gommer ou transformer la genèse historique et la programmation politique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
« L’islamologie appliquée est une recherche scientifique qui écoute et qui observe les manipulations, par les acteurs sociaux, des éléments disponibles d’une culture et d’une histoire pour les approprier à des volontés politiques idéologiques et non pas pour essayer d’éclairer le rapport d’un pays à son passé, à son anthropologie, à ses réalités effectives. Il s’agit en somme de clarifier le passé pour construire le futur ».[2]
Mais comment procéder à cette clarification? A cet effet, Arkoun identifie plusieurs étapes: [3]
–          partir de la catastrophe du choc colonial, mais en deçà de l’idéologie colonialiste, il faut retrouver la mythologie à la source du nationalisme moderne[4] qui instrumentalisa l’instance religieuse, souvent de façon outrancière, par l’entremise de manipulations idéologiques abusives, si fréquentes dans la documentation relative à l’Islam.
–          désapprendre (« unlearn ») ce que nous avons appris par ce qu’on nomme « les traditions », ce que sont la théologie, la loi religieuse, la modernité et l’identité. Désapprendre est un processus et une éducation visant la sortie du système d’exclusion mutuelle, en appliquant l’exercice de la « subversion », qui n’est nullement une destruction ou un rejet, mais qui essaye de comprendre le pourquoi et le comment des choses. Selon Arkoun, l’objectif n’est pas de discuter des faits traités et de se concentrer par exemple sur l’identification de « mythes d’origines » dans les traditions religieuses juive, chrétienne et islamique, mais de problématiser le canevas épistémologique articulant chaque discours – par exemple, en analysant les « régimes de vérité », les systèmes épistémologiques de pensée à la base de la construction du savoir.[5] En d’autres termes, il s’agit d’analyser « comment » le discours a émergé et fut construit, et non s’il est porteur de vérité ou de fausseté. D’où la conception selon Arkoun de la « pédagogie du chercheur-penseur » qui ne devrait pas avoir pour tâche d’établir le vrai sens des textes sacrés comme vécu et reçu par des croyants grâce à des systèmes hérités du Moyen-Âge (théologie, philosophie, pensée légale, historiographie…), mais qui devrait surtout problématiser tous les systèmes prétendant détenir le sens et offrir des « effets de sens ».[6]
–          adopter une « stratégie cognitive ».[7] En ce sens, « l’épistémologie historique » a une priorité sur celle purement descriptive et offre un «itinéraire d’interrogation»: jusqu’à quel point les protagonistes sont-ils conscients des dimensions idéologiques de leur discours et de leur action historique? Quelles structures cognitives emploient-ils dans le but d’interpréter leur religion? L’appliquent-ils au contexte actuel de leur vie ou la remodèlent-ils sur la base de pressions historiques?Jusqu’à quel point développent-ils une relation critique entre leur passé et leur présent afin d’avoir un meilleur contrôle sur le futur, et comment cette relation pourrait-elle être effective et créatrice?
En d’autres termes, l’islamologie appliquée est une « archéologie des discours sédimentés et des évidences sclérosées »:[8]
– Elle n’interroge pas uniquement le ‘texte’ originel, mais aussi les interprétations et les imaginaires qui ont été tissés et fabriqués autour de sa vérité intrinsèque. « Elle opte pour la mise en question d’un texte formulant ‘un discours sur’ un autre texte et prétendant détenir le ‘langage vrai’ sur ses visions et ses vérités sous-jacentes ».[9] D’ailleurs, le Coran est un texte « ouvert » qu’aucune interprétation ne peut clore « de façon définitive et ‘orthodoxe’ ». Au contraire, selon Arkoun, « les écoles dites musulmanes sont des mouvements idéologiques qui soutiennent et légitiment les volontés de puissance de groupes sociaux en compétition pour l’hégémonie ».[10]
– Elle insiste sur le besoin de pratiquer une méthode « régressive-progressive », combinant la perspective historique à long terme avec la perspective à court terme – adoptée par la nouvelle génération d’islamologues -, car tous les discours contemporains émergeant dans des contextes islamiques, réfèrent inévitablement à la période de la naissance de l’Islam et de son Âge d’or, utilisés comme appuis mythologiques pour réactiver des « valeurs » – paradigmes éthiques et légaux – qui devraient être remises en question (critique de « la raison islamique »).[11]
– Elle vise à « substituer au climat de méfiance et de dénigrement réciproque, l’exigence d’une recherche scientifique solidaire ». [12] Selon Arkoun, il faut rompre avec la critique purement idéologique dirigée « contre l’érudition ‘orientaliste’ »; de même qu’il convient « d’éliminer les excès dangereux du courant d’opposition systématique à ce que les arabes nomment ‘l’agression culturelle’ de l’Occident ».[13]
Arkoun prône ainsi une structure conceptuelle et épistémologique en trois temps:
– La transgression des terminologies et des concepts issus de visions théologiques qui ont mythologisé les textes sacrés en un cadre dogmatique immuable et absolu (critique de l’épistémè figée, du discours fondateur et du cadre de la pensée islamique, des fondements et des mécanismes de production de sens: donc, un pas de plus qu’al-iğtihād – effort d’interprétation – qu’il est important d’entreprendre sur des bases non archaïques).[14] La transgression se fait par l’interrogation de la réalité vécue à l’aide d’outils cognitifs empruntés aux sciences humaines et sociales (linguistique, histoire, anthropologie, psychologie, etc.)[15] et non pas avec des outils hérités de l’islamologie classique: « si l’islamologie classique n’a jamais entraîné une redistribution quelconque du savoir occidental, c’est que la plupart de ses praticiens sont restés solidaires de la vision historiciste et ethnocentriste ».[16]
– Le déplacement des structures de ces visions, d’une dimension exclusivement théologique vers d’autres approches. Le déplacement permet le dévoilement de ce qui a été étouffé et masqué. Selon Arkoun, on peut appliquer les sciences humaines pour interpréter le Coran aujourd’hui: structure, forme et  sens du Coran; Révélation mecquoise et Révélation médinoise; le rationnel, l’imaginaire, le fantastique – psychologie du savoir – (anges, djinns, salut): nouveau champ d’études; l’émergence d’une personne responsable (péché, vertu, vice, loi, relations interpersonnelles); la construction d’un individu comme créateur, croyant, agent social, sujet moral, légal et spirituel; la société, la loi, la culture, la gouvernance (autorité, continuité; non-violence et vérité opposées à la violence; le sacro-saint et le vrai; mâle, femelle, enfant, esclave, guerre, commerce…). Il s’agit de stratégies qui peuvent être appliquées à divers textes religieux (islamiques et autres), les orientalistes s’étant limités à un examen philologique des textes coraniques et à une reconstruction de certains faits, mais ayant ignoré la structure de relations interpersonnelles, la situation du discours comme conditionné par le contexte, la solidarité fonctionnelle entre l’État centralisateur, l’écriture, les élites et l’orthodoxie.[17]
– Le dépassement des discours sclérosés en mettant en valeur le caractère dynamique et évolutif de la raison interrogative.[18] Pour Mohammad Chaouki Zine:
«Critiquer, ne signifie pas ‘briser’ ou ‘dénigrer’, mais valoriser et évaluer selon des critères scientifiques, épistémologiques et objectifs. Prendre la critique avec ce sens positif, créatif et fructueux signifie l’exorcisation d’une crainte millénaire vis-à-vis de la perte du sens, de la ruine de l’identité et du crépuscule des valeurs. La crainte n’a rien du nihilisme ni du scepticisme. Elle est éminemment créatrice et fondatrice. Telle est la devise de la pensée d’Arkoun en dépit des incriminations infondées».[19]
Il m’a donc semblé pertinent de m’inspirer de la méthode d’Arkoun pour construire la mienne dans certains de mes travaux, certes dans le sens de ce qui a été présenté précédemment – et surtout en ce qui concerne la nécessité de dépasser les systèmes de production de sens, qu’ils soient religieux ou non, qui tentent d’ériger le local, l’historique contingent, l’expérience particulière en universel, en « transcendantal », en « sacré irréductible »; et aussi parce que sa méthode permet d’analyser la question de la religion en reconsidérant son rôle dans le fonctionnement d’une société de l’espace méditerranéen. Toutefois, mon apport personnel se situe à plusieux niveaux:
–          encore plus qu’Arkoun, il m’importe d’investiguer des discours théologiques sans les dévaloriser, mais en y puisant ce qui pourrait favoriser l’éclosion de lectures et de pratiques renouvelées de la gestion des diversités au Liban et au Moyen-Orient (dont la diversité religieuse, la diversité socio-politique, la diversité des genres…). Mon approche conceptuelle est héritière en quelque sorte de ces discours qui se situent dans un mouvement de renouveau (tağdīd) et de réforme (i); elle est en continuité avec ceux-ci et n’en renie pas les contributions.
–          certes, mon investigation a le même objectif que celui d’Arkoun: remettre en question des constructions de savoirs teintées de frénésie idéologique, de préjugés, de non-dits, qui forgent des pensables et des impensables et figent la société libanaise, la mémoire des libanais et leurs identités en blocs immuables – le même cas s’impose aussi dans les pays avoisinants.
–          certes, je vise ainsi à dépasser l’énoncé des discours analysés pour en rechercher les ressorts et les mécanismes non apparents à première vue, du fait du système épistémologique des discours en vigueur. Toutefois, contrairement à Arkoun, je n’affirme pas que mon approche est neutre, et qu’elle établit une distinction nette entre la recherche de la vérité et l’identification des pensables et des impensables. En ce sens, comme travail de vérité, mes travaux se veulent d’être une action politique contre le silence, le non-dit, l’impensé et l’impensable.
–    Par ailleurs, la frontière entre le comment le discours est construit et ce qui y est dit ne me semble pas aussi claire que l’affirme Arkoun. Pour ma part, elle est poreuse. En fait, ces deux questions sont complémentaires: lecomment finit par renvoyer au contenu et vice-versa. On ne peut analyser le comment sans déboucher à une redéfinition du contenu.
–          Arkoun travaille énormément sur la déconstruction, bien qu’il parle de reconstruction et en ce sens, appelle au partage des connaissances entre divers champs disciplinaires et entre chercheurs de diverses ères culturelles. Pour ma part, non seulement j’estime que la déconstruction est insuffisante en soi et devrait être accompagnée d’une reconstruction; mais je crois aussi que cette dernière devrait adopter ce que je nomme une logique de l’interpénétration, afin d’assurer la fécondation du fourmillement des conceptions et des pratiques issues d’instances et d’élites – ou ceux qu’on nomme d’habitude les « possesseurs du savoir » – et de divers autres acteurs de la société civile.[22]
Ainsi, l’interpénétration implique à mon avis ce qui suit:
–  En premier lieu, l’engagement dans le terrain de la complexité sur lequel les faits objectifs ne parlent qu’à la lumière de subjectivités, ou la prise en compte de discours et de pratiques d’individus et de groupes – témoignages, expériences de vie, rituels, actions sociales… – mettant en jeu une pluralité de référents identitaires qui existent et répondent à des besoins.
–  En deuxième lieu, l’ouverture entre les théologies, les sciences des religions et les sciences humaines, et donc le dépassement de frontières dites immuables entre des champs disciplinaires perçus comme pouvant évoluer indépendamment l’un de l’autre. Il me semble qu’on ne peut plus penser la gestion des diversités au Liban et au Moyen-Orient avec le seul cadre théorique de  théologies, des sciences des religions ou alors des sciences humaines. Face à la complexité des dynamiques identitaires – dont certains éléments sont identifiés dans la quatrième partie de la thèse -, il convient de les croiser de façon à en saisir la consistance et les mouvements qui les produisent.
Plus particulièrement, les théologies, les sciences des religions et les sciences humaines ne peuvent rendre intelligibles les dynamiques constitutives et transformatrices des identités au Liban et au Moyen-Orient, ni répondre aux enjeux du contexte actuel libanais par un meilleur ancrage socio-politique et par la diffusion de leurs idéaux et principes, ni du moins mettre en jeu leur potentiel pacificateur en approfondissant leurs approches de la convivialité sociale, sans s’ouvrir entre elles, mais également avec les discours et les pratiques développées par des acteurs individuels et collectifs de la société civile qui ne sont ni des instances religieuses ni des élites. En ce sens, il est important d’opérer une gymnastique de la pensée, de sortir des ghettos intellectuels et d’être à l’écoute des attentes et des aspirations de toutes les composantes de la société libanaise et des autres sociétés moyen-orientales.
–  En troisième lieu, l’interpénétration implique la prise en charge des manipulations ou des stratégies d’exacerbation des différences à travers la construction et la promotion de stratégies de partenariat et d’échange.Cela consiste à tisser des liens, sans tomber dans une pensée de la confusion, mais on brise l’homogénéité, l’univocité et l’hégémonie de certains discours. On ne tombe pas non plus dans le sporadique, l’éclaté, le fragmentaire; il s’agit plutôt d’une « anarchie organisatrice »[23] ou d’un incessant effort pour mettre en jeu l’unité dans les diversités de repères, d’acteurs et de registres de connaissances. L’interpénétration ne rime nullement avec ce que Daryush Shayegan qualifie d’« hybridation de la pire espèce », ni de «bricolage ludique» qui « s’évertue à construire, grâce aux amalgames, les cocktails les plus explosifs ».[24]
–  En quatrième lieu, l’interpénétration contribue au dépassement qui ne peut être que « le fruit d’un regard sur l’autre dénué de tout projet d’autojustification et d’un regard sur soi-même qui ne se complaît pas dans des poncifs convenus ».[25] En d’autres termes, elle implique une critique constructive, ou un mouvement de critique et d’autocritique, ces deux facettes de la pensée dialectique qui vont de pair:
« Il n’est aucune moisson possible sans ce double effort, vers l’intérieur d’abord, telle est la fonction stimulante d’une autocritique qui refuse la mortification, puis vers l’extérieur, c’est celle de la critique (…). En réalité, il n’y a de critique valable que si elle est, par essence, une autocritique. Sa valeur cathartique est à la mesure de l’amour que l’on porte à la chose critiquée ».[26]
En somme, ces quatre stratégies sont intrinsèquement liées et traversent mes travaux.
 


[1] Cf. Benzine, R., Les nouveaux penseurs de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2004. Parmi ces nouveaux penseurs, on note: l’iranien Abdoul Karim Soroush, le pakistanais Fazlur Rahman, la marocaine Fatima Mernessi, l’égyptien Nasr Hamîd Abou Zayd, les tunisiens Abdelmajid Charfi et Mohammad Talbi, le Sud-Africain Farid Esack, le syrien Mohammad Shahrour, etc.
[2] L’Humanité, 2001-11-13.
[3] Cf. Arkoun, M., The Unthought in Contemporary Islamic Thought, Saqi Books, London, 2002.
[4] Le nationalisme est appelé Qawmiyya en arabe, par référence à Qawm qui signifie groupe. L’adjectif « national » est traduit selon les circonstances par milli, watani ou qawmi. La « nationalité » est dite jinsiyya par référence au jins qui signifie, selon le cas, race, espèce, genre ou sexe. Le terme « nation » – au sens d’une représentation que les individus vivant en collectivité se font de l’être collectif – n’a pas d’équivalent arabe clair et exclusif, et cela prouve à quel point ce concept « nouveau », importé de « l’Occident » (cf. Mohamed Charfi, « Culture de paix et monde arabe », dans Abou, S., Maïla, J. (dir.), Dialogue des cultures et résolution des conflits, op.cit.,p.75-84.), est encore insuffisamment reçu et constitue une problématique non résolue. En témoignent les obstacles auxquels se heurtent les États-nations implantés depuis près de cinquante ans au Proche-Orient et en Afrique du Nord : voire notamment l’imposition d’un unanimisme obligatoire – l’identité arabo-islamique – à travers la négation des différences, que l’on parle de nationalisme d’État comme en Égypte et en Syrie, de nationalisme communautaire comme au Liban ou de nationalisme transnational comme le cas palestinien ou encore celui de la Nation arabe. Notons que pour Charfi, la modernité – et le concept de la nation qu’elle charrie avec elle – n’a été reçue dans le monde arabe que partiellement; elle se réduit à des formes : « ce ne sont plus les uléma qui font la loi, mais des parlements. Parfois, ce ne sont plus des rois qui gouvernent mais des présidents » (…). A chaque fois, on opprime l’individu au nom d’un intérêt supérieur » (p.79). Celui-ci plaide pour l’implantation d’une « véritable modernité ». Mais là encore, le débat sur la « modernité » – définitions, réceptions, etc. – en contexte proche-oriental et en particulier en contexte libanais demeure ouvert!
[5] Arkoun, M., op.cit., pp.41-42.
[6] Ibid.
[7] Arkoun, M., op.cit., p.10.
[8] Cf. Zine, M.Ch., « Mohammad Arkoun et le défi de la raison islamique », 2001. Selon Arkoun, le savoir que prétend refléter ces discours ne tire pas sa légitimité du sacré mais d’une certaine lecture, d’une certaine orientation et d’une certaine façon d’agencer le sacré,http://oumma.com/article.php3?id_article=233, consulté: 2003-10-04.
[9] Ibidem.
[10] Arkoun, M., Pour une critique de la raison islamique, Maisonneuve et Larose, Paris, 1984, p.132. En ce sens, Arkoun fait remarquer dans son ouvrage The Unthought in Contemporary Islamic Thought: «voices are silenced, creative talents are neglected, marginalized or obliged to reproduce orthodox frameworks of expression, established forms of aesthetics» (p.11).Dépendamment des politiques en place, on passe d’un pensable (thinkable) à un autre, déterminant alors ce qui est impensable (unthinkable). Dans les « pays musulmans », la sphère de l’impensable a été étendue à cause de l’imposition de la censure sur les activités intellectuelles et culturelles, tant par l’État que par l’opinion publique et surtout en ce qui concerne la religion. Selon Arkoun, plusieurs intellectuels ont intériorisé ce double contrôle au nom de la nation ou de la religion. Il renchérit à la p.15:
« Religion, and all matters related to religious life and expression, is one of the most important fields where political and social forces generate a confusing and obscurantist thought which requires the problematisation suggested in my title ‘The Unthought in Contemporary Islamic Thought’. Islam everywhere has been put under the control of the state (étatisé); but the religious discourse developed by the opposing social forces shifted to a populist ideology which increased the extent of the unthought, especially in the religions, political and legal fields ».
Il y a même accumulation des impensés et des impensables selon Arkoun depuis le 16e siècle, alors que la pensée islamique s’est détachée de son propre héritage classique en éliminant la pratique de la philosophie et de la théologie (qu’elle devrait réimplanter). D’où le caractère non-fondé de l’argument proclamant l’incompatibilité entre la ‘science occidentale’ et la pensée islamique qui n’admettrait aucune validité théorique ou pragmatique de la première. C’est ce qu’enseignent par exemple des islamistes militants pour lesquels l’Islam a une valeur insurpassable en tant que source et fondement de toute légitimité religieuse, éthique, sociale, politique et économique. Il en est de même en « Occident », lorsqu’on prône des valeurs supérieures à l’Islam et au reste du monde, d’où la théorie du choc des civilisations. Arkoun ne nie pas l’existence d’un choc, mais celui-ci se trouve entre les imaginaires collectifs construits et maintenus de toute part au travers des impensés et des impensables (p.18).
[11] Arkoun déplore « the lack of theoretical discussion of epistemological issues among scholars and the cognitive status of reason in the texts used as historical sources » (The Unthought in Contemporary Islamic Thought, op.cit., pp.10-11).
[12] Arkoun, M., op.cit., p.48.
[13] Ibid.
[14] « Writing history without making an issue of each word, each concept, each attitude used by the social protagonists, is misleading and even dangerous for people who assimilate the representations of the past as proposed by historians as the undisputable truth about this past » (Arkoun, M., op.cit., p.32). L’épistémè désigne le cadre de la pensée dans une époque donnée: Foucault, M., L’Archéologie du Savoir, Gallimard,  Paris, 1969; à rapprocher du concept de « paradigme » (ensemble des croyances et traditions scientifiques constituant la volonté de savoir d’une époque) forgé par l’épistémologue américain Thomas Kuhn dans The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, 1962. Arkoun parle également de transgresser les frontières religieuses et nationalistes marquées par les errements idéologiques, les dissertations apologétiques qu’imposent les quêtes d’identité manipulées et les irruptions de nationalismes et de communautarismes ravageurs; d’où la nécessité de déconstruire les discours qui usent de doctrines occultant les imaginaires collectifs.  En référant au cas algérien, Arkoun avance l’exemple de l’étatisation de la religion suite au colonialisme et dans la période post-coloniale: le ministre des affaires religieuses prend les décisions sous le contrôle du parti unique et les oulémas suivent la volonté de l’État en interdisant al-iğtihād (délégitimé à un niveau individuel), et en favorisant l’enseignement de concepts et de mythes sclérosés (appuyé par un discours nationaliste monopolisant tous les pouvoirs). Or, rappelle Arkoun, le musulman est théologiquement habilité au libre examen des Écritures sacrées. En outre, il est urgent de créer une alternative à l’expression idéologisée et à la transcription fondamentaliste de la religion. En ce sens, Arkoun avance les propos suivants dans une entrevue faite par Patrice de Beer et Henri Tincq (LM, 2001-10-06):
« L’Islam doit être enseigné dans un espace intellectuel et scientifique qui dépasse ses expressions cultuelles. Les professeurs devraient être formés et un enseignement organisé dans les lycées, collèges et institutions de recherche scientifique. Or très peu de mes collègues chercheurs en France, en Amérique ou en Europe sont convaincus de la nécessité d’une islamologie appliquée faisant appel à l’érudition, utilisant toutes les ressources des sciences sociales et qui soit appliquée au terrain [voir l’importance par exemple de l’histoire psychologique, sociologique et anthropologique qu’il faut intégrer dans les sciences politiques et sociales lorsqu’il s’agit d’étudier les traditions de pensées et les systèmes culturels ‘non-occidentaux’, ignorées par des historiens qui ne se concentrent que sur la narration et la description]. Or ce terrain est occupé par les fondamentalistes qui se livrent à un lavage de cerveau des jeunes sans défense. Et je devrais, moi l’érudit, rester absent de ce combat? ».
[15] Évidemment, il ne s’agit pas de se spécialiser dans toutes ces approches, mais d’intégrer quelques éléments conceptuels et méthodologiques et de puiser à des résultats pertinents pour une recherche particulière, et ce dans un cadre qui a sa propre cohérence, voire l’islamologie appliquée.
[16] Arkoun, M., op.cit., p.47.
[17] Arkoun, M., op.cit., pp.45-46.
[18] Zine, M.Ch., op.cit.
[19] Cf. Talbi, M., « L’intelligent », JA, no.2122, septembre 2001; Vidyarthi, Sh., « Dilemma of the Unthinkable », http://www.indiawise.com/reviews/rev09.htm, consulté : 2004-10-30.
[20] Arkoun lui-même affirme que sa méthode peut être applicable à l’analyse de discours autres qu’islamiques: « I hope to extend the relevance of these concepts [qu’il a élaborés] to the social sciences applied to the study of the religious phenomenon » (op.cit., p.10).
[21] Une question s’imposait dès le départ: comment parler des impensables, des non-dits, des silences, limites inhérentes aux discours étudiés? Notamment en les identifiant à la lumière de l’analyse d’autres discours et pratiques. Ce que je fais dans la quatrième partie de la thèse.
[22] Lorsque je réfère à la société civile, celle-ci regroupe les liens choisis délibérément ou non par les individus citoyens (adhésion à l’État national, à un parti, un syndicat, une ONG, une religion, une confession, une famille, un clan…); un individu peut avoir plusieurs allégeances. Comme je le montrerai dans ma thèse, je ne crois pas à la pertinence d’une séparation nette entre « société communautaire » et « société civile » comme le fait Fadia Kiwan dans « Consolidation ou recomposition de la société civile d’après-guerre », CM, no.47, automne 2003, pp.67-78.
[23] Cf. Morin, E., Penser l’Europe, Gallimard, Paris, 1987, p.61.
[24] Sahayegan, D., «Le choc des civilisations», Es, Paris, avril 1996, p.48.
[25] Cf. Hopes, J., «Le laïc et le multiconfessionnel: les modèles français et britannique sont-ils incompatibles?», Religion et politique, une liaison dangereuse? Complexe, Paris, 2003, p. 173.
[26] Cf. Chebel, M., Manifeste pour un Islam des Lumières27 propositions pour réformer l’Islam, Hachette Littératures, Paris, 2004,  pp.17-19

Leave a comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *