Penser au rôle des femmes en relation au renouvellement des mentalités, des moeurs et des systèmes socio-politiques, me renvoie à penser en premier lieu aux changements qui ont eu lieu suite aux décennies de guerre physique au Liban et l’impact de celle-ci sur la situation des femmes et ‘ce qui a changé’ ou non…
Le rôle des femmes durant la guerre des années 1975-1990 modifia en quelque sorte les ressorts organisationnels de la société libanaise, tant sur le mode de la systémique familiale que sur les plans psychologique et social, entraînant un changement de fonctions attribuées aux membres de la famille, de leurs repères et de leurs valeurs. Bien de femmes ont dû par exemple travailler pour subvenir aux besoins essentiels de leurs familles, vu que leurs maris, pères ou frères étaient soit occupés à faire la guerre ou étaient décédés, mutilés, kidnappés, etc.
Toutefois, y a-t-il eu un véritable changement de mentalités? Une fois les combats arrêtés, les témoignages recueillis auprès de plusieurs femmes, qu’elles y aient ou non participé, traduit un désarroi criant: « comment les hommes ont-ils pu oublier que nous nous sommes battues à leur côté? ».
De plus, avec les retombées économiques dès les années 90 et les institutions politiques qui se sont trouvées dans l’incapacité d’y faire face, les femmes furent sollicitées, étant les principales animatrices des institutions sociales. Néanmoins, cela ne veut pas dire qu’elles le furent dans tous les domaines et à tous les niveaux. Par exemple, elles demeurent à ce jour quasiment absentes des centres de décisions économiques; et leur nombre – et pouvoir – est encore quasi-absent dans le Parlement, le Conseil des ministres et la fonction publique.
A première vue, on conclurait que ces bas taux de représentation féminine au sein des centres de décision et même des centres de production de savoir – lorsqu’il y en a !! – sont des signes de déficience de la sécularisation et de la démocratisation au Liban: absence de liberté de choix, carences de connaissances, pauvreté en termes de potentialités et d’opportunités, pouvoir du religieux qui privilégie le système patriarcal et les rôles dits traditionnels des genres. Mais je ne suis pas de celles qui responsabilisent ‘LA RELIGION’ en la qualifiant d’obstacle essentiel à l’accès des femmes aux postes de décisions. La responsabilité incombe aux individus – hommes et femmes – et se situe à plusieurs niveaux. Les obstacles sont multiples!
La violence à l’encontre des femmes constitue encore un « sujet-tabou » au Liban, sinon, une situation « normale ». En dépit de nombreuses études effectuées sur le développement économique et politique au Liban dans les années 90, la question de la femme au Liban, la différenciation et l’exclusion qu’elle subit, et sa lutte pour l’équité avec l’homme, n’a pas été perçue comme étant une question cruciale à traiter.
Les stratégies socio-politiques adoptées par les gouvernements successifs dès le début des années 90 ont consacré les institutions religieuses et les discours qu’elles véhiculent comme seules pourvoyeuses de conduites et de pratiques sociales « légitimes », renforçant par là-même le confessionnalisme. En outre, ces gouvernements ne se sont pas penchés sur une relecture de l’image de la femme et de son identité dans les nouveaux manuels scolaires; celle-ci garde son rôle secondaire au sein de la famille et de la société, et ses obligations dites « traditionnelles » sont sacralisées .
Le patriarcat constitue un obstacle majeur, au sens d’un système valorisant le devoir d’obéissance à tous les niveaux – l’éducation scolaire et familiale, l’entreprise, l’administration, à l’encontre de l’interdit concernant l’interprétation religieuse… Il est de notre droit en tant que citoyennes, en tant que femmes, d’opérer des ruptures avec la tradition tout en y puisant ce qui pourrait être utile, voire ‘bon’, d’innover et donc de participer à l’histoire.
Il est temps aussi de remettre en question l’image généralisée, monolithique et a-historique de « la femme libanaise », et de proposer des identités alternatives aux stéréotypes courants comme celui de la femme « soumise », « croyante », qui se sacrifie pour sa famille, vierge puis mère, éternelle mineure qui passe de son père à son mari, « victime » d’un système patriarcal; ainsi que celui de la femme « pute », sexy, aguicheuse, matérialiste, telles les chanteuses en vogue. Ces stéréotypes, parmi tant d’autres, dévalorisent les diversités d’expériences et de repères identitaires des femmes libanaises. Pire, ils les relèguent à une sorte d’éternel féminin suranné, totalement soumis aux dictats politiques des hommes et ne pouvant de la sorte avoir voix au chapitre.
Il est temps d’intégrer dans la construction d’un projet alternatif de gestion des diversités au Liban, les discours et les pratiques de femmes qui concernent leurs rapports à la religion, la politique et la société, leurs reformulations des doctrines du péché et le lien avec la virginité « sacralisée », leurs relectures de la guerre et des limites des statuts personnels, leurs visions d’un partenariat entre hommes et femmes au sein des communautés religieuses et dans l’ensemble de la société …
Les discours et les pratiques de ces femmes démontrent que le futur du Liban dépend de plusieurs facteurs, dont la prise en compte de leurs rôles, et la promotion d’un dialogue des genres et d’une culture de l’équité des genres dans la construction d’une convivialité sociale.
Après tout, les femmes sont au cœur de la dialectique du renouvellement (al-tağaddud) dans l’authentique (al-aṣāla), et donc de la transformation socio-politique et culturelle; d’où l’importance de tenir compte de leurs discours et pratiques, qui ne sont pas un ‘luxe’ secondaire, afin de résister au choc de l’aseptisation des différences et du rejet de plusieurs facettes de l’héritage libanais. Comme l’affirme Fawzia Zouairi en référant aux femmes « méditerranéennes », notamment les turques, les algériennes et les libanaises, celles-ci ont la faculté « de revenir aux sources, de porter la marque d’un monde et de conjuguer la différence, d’assimiler les influences ».