Vivant depuis 1999 entre le Liban et le Canada, je fais partie de la génération des enfants de la guerre du Liban en sa période la plus sanglante, étant née et ayant grandi dans son cadre. La mémoire chargée de souffrances et d’une quête incessante de survie, je cherche constamment un sens au tumulte de mon existence et de celle de mes proches ; en fait, de celle de tous les Libanais. Pourquoi sommes-nous pris dans un cercle vicieux duquel nous n’arrivons pas à nous échapper ? Pourquoi la haine, les tensions, la discorde, l’exclusion de tout ce qui est “autre” ? Qui sont les responsables ? Sommes-nous tous responsables ? Comment définir ce “nous” ? Faut-il s’engager pour un meilleur avenir en assumant les déboires du passé ou faut-il tourner la page ? Faut-il oublier ou ne pas oublier ? Sommes-nous tous des morts en sursis, vivant dans l’angoisse de la prochaine explosion ? Ou pouvons-nous croire à l’émergence d’une aube lumineuse, ou du moins à la mise en place d’un processus réformateur ? Quelles seraient les stratégies à adopter ? Quels seraient les chantiers à entreprendre ? Quelles seraient les forces de changement capables de mettre en route ce processus ?
Ces questions tournant autour de la guerre et de la paix, de la mémoire, de l’identité, qui émanent d’expériences et d’interrogations personnelles, d’un vécu personnel, sont à la base de mes travaux académiques, sociocommunautaires et artistiques, et en constituent le moteur. Ce sont ces mêmes questions, doublées d’un vécu de rencontres de diversités, de la découverte de leurs richesses et de la convivialité, qui me poussent à m’engager à plusieurs niveaux, en combinant la théorie et la pratique, la réflexion et l’action. Je me situe en quelque sorte dans un mouvement plus large qu’on nomme communément celui des “intellectuels engagés”, tels Pierre Bourdieu, Edward Saïd, Samir Kassir, et bien d’autres encore, qui analysent une société pour lui donner des outils lui permettant de se transformer, tout en osant agir sur le terrain.
Mon cheminement est en lui-même un processus de mise en mémoire, qui chante un Liban avec ses dilemmes et sa beauté, ses souffrances, ses drames individuels et collectifs, ses conflits et ses rêves, ses islams et ses christianismes, ses diverses autres cultures et spiritualités, son “manque” et son “peuplé” ; un Liban qui semble a priori perdu, sombrant dans l’aliénation, mais qui porte en son sein les semences du renouvellement. Mon récit est celui d’une résistance face au bâillonnement de la mémoire et, comme le dit si bien le journaliste et poète Fady Noun, une “insurrection des mots”, tout aussi politique et publique que personnelle.
Le Liban est plus que jamais frappé par une crise multiforme – crise sociopolitique et économique, crise de la gestion de la diversité (confessionnalisme), corruption endémique, dysfonctionnement d’une administration étatique pléthorique, crise de mémoire, crise identitaire, crise des genres – et d’énormes carences au niveau du processus de réconciliation nationale. Le romancier Amin Maalouf le compare à un “rosier sauvage” souffrant de maladies qui s’attaquent aux vignes, servant donc de “sentinelle” aux vignerons lesquels souvent ne comprennent pas le message. “Certains, par paresse, par ignorance, par aveuglement, lorsqu’ils voient apparaître des tâches sur les feuilles, se disent que le rosier est, de toute manière, une plante fragile, délicate, frivole, et que leur vigne ne risque rien”.
Ce rosier se meurt jour après jour. Un atroce virus le ravage et l’antidote tarde à être découvert et administré. Un virus qu’on croyait pourtant affaibli. La croyance en un vécu au sein d’un contexte de “post-guerre” semblait s’ancrer de plus en plus dans la conscience collective libanaise. La violence meurtrière, les bourreaux, les boucs-émissaires, les destructions massives, les fosses communes et les charniers apparaissaient faire partie d’un lointain passé. La reconstruction du centre-ville de Beyrouth au cours des années 1990 et l’afflux annuel de centaines de milliers de touristes annonçaient une ère prospère.
Toutefois, les événements dramatiques qui se sont succédé depuis le vote de la résolution 1559 le 2 septembre 2004 au Conseil de sécurité des Nations unies, et surtout depuis l’assassinat de l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri en février 2005, ainsi que l’offensive israélienne d’envergure massive lors de l’été 2006, marquèrent la reprise de la violence meurtrière et de la quête de survie. Le constat fut dévastateur à bien des égards : les Libanais ne s’étaient pas débarrassés du virus qui les ronge continuellement. Le Liban n’était et n’est pas en paix. De plus, la situation conflictuelle actuelle dans les pays avoisinants, notamment en Syrie, ajoute l’huile au feu et enflamme les relations internes. Un contexte qui appelle à un sérieux examen de conscience ; un contexte où la plupart des victimes et des bourreaux, acteurs de la tragédie libanaise, persistent à se murer dans le silence afin de préserver la “fragile entente”.
Comment, dans ce contexte de guerre psychologique et physique continue, penser la paix ?
Il est évident qu’un processus politique de paix au niveau régional devrait advenir afin de stopper l’effusion de sang. Toutefois, la haine qui sévit dans les cœurs et les esprits aurait besoin de plus qu’un cessez-le-feu (Peacemaking) et un maintien de la sécurité (Peacekeeping). En anglais, le terme suivant est utilisé, Peacebuilding, que je traduis ainsi : la construction de la paix au sein de la société, basée notamment sur l’édification d’une mémoire nationale de la guerre, d’une identité commune et d’une convivialité interhumaine qui inclurait et dépasserait la convivialité interreligieuse/interconfessionnelle… Une convivialité pluridimensionnelle laquelle certainement inclurait un partenariat équitable entre femmes et hommes.
Il s’agit de quelques défis parmi tant d’autres que les Libanais pourraient à mon avis relever ; d’autant plus qu’on occulte très souvent le fait que le Liban ne se réduit pas à un espace de conflits et de polémologies, mais qu’il présente aussi de multiples lieux où s’inventent et se réinventent des visions et pratiques de paix. La société libanaise est en partie bien dynamique, et surtout la jeunesse engagée pour les droits humains, le statut personnel civique, l’équité, la justice, la liberté d’opinion, etc. Les luttes de ces individus et collectivités transforment les rapports sociopolitiques et constituent le socle sur lequel peut être construit un autre avenir, plus équitable, plus égalitaire, plus libérateur.
Pour ma part, en tant que Libano-Canadienne luttant pour survivre à la guerre mais connaissant aussi des “lieux” de dialogues et de convivialité, tant au Liban qu’au Canada, je porte en moi un refus de la fatalité et l’espérance d’un monde meilleur qui ne peut se construire tout seul et sûrement pas sans un réel travail de mémoire, et donc de deuil et de réconciliation. C’est la flamme qui m’anime, et c’est le défi que je tente de relever : penser l’altérité, mais surtout, construire des lieux qui reconnaissent l’identité non comme une page blanche, ni comme déjà écrite, mais comme partiellement écrite et appelant à la poursuite de l’écriture ; une identité comme une somme de diverses appartenances en cheminement, au carrefour de multiples chemins, de plusieurs aventures, médiatrice, non confondue avec une appartenance érigée en appartenance suprême et unique, en une fin en soi et “en un instrument d’exclusion”, parfois en “un instrument de guerre”.