En tant que Libanaise vivant au Liban, je jouis certes d’une marge de liberté introuvable dans certains pays avoisinants. Je peux conduire une auto, enseigner à l’université, boire un kir royal dans un bar huppé de Beyrouth, me pavaner en mini-jupe en toute saison, fumer le cigare ou la pipe, débattre de sujets ‘sensibles’ en société dont la relation politique-religion, la mémoire de la guerre, la construction de la paix, etc.
TOUTEFOIS, je ne peux, en tant que Libanaise, ouvrir un compte bancaire à ma fille sans l’aval de son père ; quitter le pays en cas de litige avec mon époux, même si en danger de mort ; être élue au Parlement sans être ‘la fille de…’ ou ‘l’épouse de …’ ou la ‘veuve de…’, sans parler du piètre 3% de représentation féminine; accéder à un poste adéquat à mes compétences et à l’équité salariale, même si mon C.V. dépasse de loin celui de mes compétiteurs ‘hommes’ pour une même position ; clamer haut et fort mes idées et idéaux sans que je ne me fasse intimider de maintes manières ou que je ne sois traitée de ‘folle’ ou ‘d’hérétique’ – la chasse aux ‘sorcières’ vous dit quelque chose ?; divorcer sans être traitée de ‘pute’ ou de ‘destructrice de la famille’ ; etc.
La discrimination touche les femmes au Liban de leur naissance jusqu’à leur mort, à cause de lois qui vont du statut personnel (mariage, divorce, garde des enfants, héritage) à la loi sur la nationalité, en passant par le code pénal (les dispositions sur l’adultère notamment) et le droit du travail. La liste est longue, mais le sujet de mes propos en ce beau jour ensoleillé est celui de la transmission de la nationalité… En tant que Libanaise, je ne peux, si mariée à un ‘étranger’, lui transmettre ma nationalité. Je ne peux la transmettre à mes enfants. Lois discriminatoires, commissions ministérielle et parlementaire sexistes, société sclérosée, léthargie du peuple, ONGs certes actives mais opérant en tours d’ivoire … Les raisons sont nombreuses pour expliquer cette aberration, cette honte ! La meilleure en date ? La crainte du déséquilibre démographique qui minerait le système actuel de gestion de la diversité religieuse-confessionnelle libanaise et celle de voir nombre de palestiniens acquérir par le mariage la nationalité libanaise.
Heureusement que des mouvements pour les droits des femmes comme « Ma nationalité est un droit pour moi et pour ma famille » mènent des campagnes de conscientisation et soutiennent des femmes dans leurs batailles judiciaires. Malheureusement, leurs voix ne se font pas entendre… La mobilisation générale tant attendue dans le pays n’a pas encore eu lieu…
Pourtant, la Constitution libanaise énonce le principe d’égalité devant la loi pour tous, hommes et femmes. La loi sur la nationalité est ce qu’il y a de plus discriminatoire puisqu’elle rend les Libanaises, leurs époux et leurs enfants étrangers dans leur propre pays. Comment demander aux femmes de voter puisque citoyennes, mais en contrepartie, certaines d’entre elles sont réduites à l’état de ‘résidentes’ concernant l’accès à la santé, au travail ou la scolarité, découlant de l’interdiction de transmission de la nationalité ? N’étant pas libanais, les conjoints et les enfants doivent obtenir et renouveler des permis de résidence et de travail d’un coût élevé. Un décret datant de 2010 atténue toutefois les difficultés de cette situation en leur octroyant une « résidence de courtoisie » (iqâmat mûjâmala). Valide durant trois ans, elle leur évite de renouveler leur permis de séjour chaque année. De plus, alors que l’obtention d’une carte de séjour était conditionnée à l’obtention d’un emploi dès 18 ans, cette limite d’âge, ainsi que la nécessité d’un emploi, ont été levées. Cette initiative reste cependant largement insuffisante dans la mesure où elle ne donne pas aux personnes concernées plein accès aux droits politiques, civiques ou sociaux.
Autre paradoxe ? L’article premier de la loi sur la nationalité stipule que seuls sont considérés comme libanais les enfants de père libanais, alors que l’article 4 permet à une femme étrangère de donner la nationalité libanaise qu’elle aurait acquise par son mariage avec un Libanais aux enfants qu’elle aurait eu d’un premier mariage, un an après le décès de son mari libanais. Les femmes libanaises souffrent donc d’une double discrimination, par rapport aux hommes libanais, mais aussi par rapport aux femmes étrangères.
« Constitutives d’un lien juridique entre l’individu et l’État, les lois sur la nationalité se répartissent généralement en deux catégories relatives au droit du sang (primauté de la nationalité des parents) ou au droit du sol (primauté du lieu de naissance). Au-delà du sentiment d’appartenance, de sécurité et de protection qu’elle procure aux individus, la nationalité détermine leur capacité à exercer pleinement leurs droits citoyens. Nationalité et citoyenneté sont par conséquent intimement liés. Si la signification du terme « nationalité » peut être prise dans le jeu des oppositions sémantiques qui caractérisent la définition d’une « nation », elle est néanmoins constituée d’une série de critères concurrents mais plus ou moins communément admis : des critères « subjectifs » considérant la nationalité comme un « sentiment d’appartenance » à un groupe d’individus, par opposition à des critères « objectifs » selon lesquels la nationalité est perçue comme une appartenance codifiée juridiquement ».
Selon la sociologue Fahima Charafeddine, entre 1995 et 2008, 18 000 femmes, et par conséquent autant d’hommes, ainsi que plus de 40 000 enfants, ont été concernés par cette discrimination. Chiffres à l’appui, la sociologue assure que, pourtant, les mariages entre libanaises et non-libanais font apparaître une grande mixité. Et quoi qu’il en soit, rappelle Fahima Charafeddine, la « loi est discriminatoire à l’origine », puisqu’elle date de 1925, bien avant l’arrivée des réfugiés palestiniens à partir de 1948.
Récemment, d’autres pays arabes ont modifié leurs lois sur la nationalité dans le sens de l’égalité entre hommes et femmes, se conformant plus ou moins aux traités internationaux. Cela a été le cas en Egypte en 2004 (mais sans effet rétroactif et à l’exception des épouses de Palestiniens et de Soudanais), en Algérie en 2005, au Maroc en 2007 (pour les enfants mais pas pour le conjoint), en Tunisie (en 1994 puis 2000 avec la suppression de la conditionnalité de naître sur le territoire), en Libye, au Yémen et en Palestine en 2010. Dans ce contexte, le Liban paraît à la traîne des réformes en cours dans les pays avoisinants.
La question de la transmission de la nationalité par les femmes libanaises n’est pas une question marginale, secondaire. Elle est liée aux problématiques de la citoyenneté, de l’identité, de la gestion de la diversité, du confessionnalisme, du statut personnel, etc. A travers cette question et bien d’autres concernant les droits des femmes, les fondements même de la société libanaise et de son évolution sont interrogés.