Les tenants de systèmes « laïcs » au Liban, nombreux avant 1975, mais n’ayant pas complètement disparu depuis, considèrent les composantes sociétales telles la tribu et la confession comme obstacles au développement, à la modernité, à la démocratie, à l’État de droit. Il ne s’agit pas uniquement des marxistes et des pro-communistes, mais également de penseurs dits « libéraux », influencés par la Révolution française, la Troisième République, Max Weber et la question de la « rationnalisation des sociétés traditionnelles », Auguste Comte, Émile Durkheim…, et de « nouveaux partis et groupes de gauche, alternatifs ou indépendants » qui adoptent d’autres formes et lieux de production et de promotion, des modes inédits de participation à la vie politique, regroupant notamment de jeunes universitaires, journalistes, intellectuels-lles, activistes, artistes, blogueurs-ses, etc.
Pour les partisans de systèmes « laïcs », la structuration communautaire de la société libanaise et de l’État est archaïque, vestige des époques ottomane et mandataire. Certains prônent donc la séparation nette entre politique et religion, une laïcité “à la française”. D’autres appellent à l’implantation d’une gestion socio-politique “à l’américaine”, avec un président élu au suffrage universel, un Sénat composé d’un nombre fixe de députés pour chacune des régions du pays où les équilibres communautaires seraient respectés et qui tiendrait compte de la répartition démographique traditionnelle entre les communautés dans chaque région; une Chambre des députés sans répartition communautaire des sièges; une Cour constitutionnelle composée de juristes les plus intègres de chacune des grandes communautés; enfin une armée et une administration d’où seraient exclus tout quota et toute répartition communautaire des hautes fonctions. Pour ces tenants, il s’agit donc d’un système politique décentralisé, « avec un jeu démocratique pouvant se dérouler librement, dans le cadre de systèmes électoraux assurant une représentativité proportionnelle des sensibilités politiques, que les sensibilités soient de type communautaire ou laïque ». En ce sens, la laïcité serait « l’absence d’instrumentalisation de la religion à des fins politiques ».
La récente polémique concernant le mariage civil au Liban pose non seulement les questions suivantes à élucider: “pour ou contre le mariage civil au Liban?”, “mariage civil obligatoire ou facultatif?”, etc. Elle devrait nous inciter, Libanais et Libanaises, à soulever les problèmes épistémologiques en histoire et en analyse socio-politique de notre pays. En effet, l’absence de rigueur intellectuelle se traduit par l’abus de concepts et de notions identitaires exclusivistes, stimulé par une conjoncture favorable, appauvrissant dangereusement l’univers culturel des Libanais qui bascule dans l’identitaire exclusif et hégémonique de type confessionnel confessant. L’analyse historique et-ou socio-politique devient dans ce cas une œuvre de combat, tantôt en adoptant une grille de lecture forgée par le néo-orientalisme occidental, et d’autres fois, celle clamée par différents groupes fondamentalistes; ces lectures considèrent par exemple que l’identité collective de la société libanaise est et restera dans l’état d’involution qui est le sien, et que les idéologies de type confessionnel continueront de dominer la production et la consommation d’idéologie.
Afin de sortir du cercle vicieux identitaire qui accrédite ces thèses absolutistes et simplistes, il est nécessaire de dégager un langage historique et socio-politique cohérent. La cohérence n’implique pas nécessairement le développement d’un langage, d’une praxis et d’une mentalité strictement ‘profanes’ mais de trouver une voie médiane, médiatrice, entre la diversité des discours et identités présents au Liban, et de concilier entre libertés individuelles et appartenances communautaires. A mon avis, cette conciliation est possible dans le cadre d’une gestion des diversités regroupant deux cadres d’organisation qui se basent sur une conception de l’humain ne pouvant se reconnaître qu’à travers une multiplicité de variantes: le premier doit donner au citoyen – quelles que soient ses appartenances – la possibilité de l’action individuelle directe et faire de lui un partenaire du pouvoir, et il devrait par exemple lui permettre d’adhérer à une législation civile unificatrice du statut personnel. Le deuxième doit permettre aux différentes communautés de sauvegarder l’entente et l’harmonie du tissu social et l’unité du pays et de la société – l’objectif n’étant pas de supprimer par exemple les tribunaux religieux, mais d’ouvrir la possibilité de l’implantation de tribunaux civils.
L’objectif n’est donc pas d’évoquer le danger du confessionnalisme pour prêcher les vertus de l’individualisme, ni les effets néfastes de ce dernier donnant lieu à la survalorisation des identités collectives confessionnelles. Il ne s’agit pas d’opposer le souci de réalisation de soi et de l’humanité à l’engagement religieux; au contraire, les deux sont complémentaires et vont dans un même sens: faire le bien, améliorer sa vie et celle des autres, et libérer les hommes de ce qui les aliène. On combine donc deux principes qui doivent être également protégés: l’autonomie individuelle – et non l’atomisation de l’individu qui se traduit par une absence de mise à distance de soi par rapport aux autres et au monde, voire par une absence d’esprit critique – et la ‘sphère collective’ – religieuse officielle, religieuse non officielle et non religieuse. Ainsi, il ne s’agit pas de privilégier le développement de l’individu privé au détriment du citoyen. Mais sans la liberté individuelle ou l’autonomie, l’idée de citoyen ne peut être conçue.
Dans cette perspective, une relecture du concept d’al-umma s’avère aussi importante, surtout si l’on considère qu’il en existe une diversité d’emplois et de sens. Ainsi, outre la définition dominante qui la qualifie d’un groupe d’hommes et de femmes qui se lient et s’accordent par le choix d’une religion, de l’unité de la foi, et se traduit dans les faits par une unité socio-politique – l’identité islamique est l’axe fondamental autour duquel se constitue le groupe -, une autre ne la lie pas à la religion: par exemple, selon Fârâbi, elle est un « groupement d’hommes dans un territoire déterminé ». Il s’agit donc d’une forme de sécularisation d’al-umma, d’une vision que l’on pourrait qualifier de pragmatique, où l’on s’accorde par exemple sur les critères suivants: intérêt commun, crainte, affinité, contrat, similitude de qualités naturelles, communauté de langue…
Cette relecture du concept de la communauté démontre qu’il est possible aux théologies islamiques au Liban – et chrétiennes en l’occurrence – de concilier une vision théologique de l’homme-sujet d’Allah et une vision juridico-politique octroyant à l’homme la responsabilité de ses choix et ses actes. De la sorte, se dessinerait du moins une possibilité de dépasser la définition de la religion réduite à une dimension confessionnelle. Les libanais auraient donc la possibilité de s’insérer pleinement – ou de choisir le degré d’insertion le cas échéant – dans une communauté et de remettre en cause sa structure normative et institutionnelle, et de jouir des mêmes droits et responsabilités: droit à la différence, c’est-à-dire à s’unir aux autres grâce à ce qui sépare aussi, et droit à l’égalité, c’est-à-dire à s’accepter mutuellement sans être différenciés dans la lutte contre l’injustice.
L’identité libanaise devrait être une identité non compartimentée, non exclusive, ouverte; une identité qui se construit à travers des tissages et retissages de divers « moi » et « autre », au carrefour de plusieurs appartenances qui s’enrichissent mutuellement; carrefour dont l’appartenance confessionnelle ne saurait prétendre sortir intacte. En ce sens, il n’en tient qu’aux instances religieuses d’entrer dans ce jeu à plusieurs ou de s’enfermer dans un isolement sclérosé, sclérosant…
Penser une nouvelle gestion socio-politique au Liban implique que l’on tienne compte du fait que les libanais ne peuvent rester sur un curriculum confessionnaliste, ni basé sur une seule religion, ni sans aucune référence religieuse. Une gestion médiatrice ou celle de la laïcité ‘ouverte’, serait de prolonger l’itinéraire humain à voies [voix] multiples, de trouver une voie médiatrice entre le confessionnel et l’a-confessionnel, une voie rejoignant en quelque sorte deux visions soi-disant irréconciliables, en tenant compte du flou de leurs frontières, de leurs zones grises, de grilles plus complexifiées, des silences (impensés, impensables, non-dits), de cet autre encore à advenir et qui nous échappe…