A ce jour, le Liban est en guerre, tant physique que psychologique, et s’enlise dans les sables mouvants de crises multiformes – politique, religieuse/confessionnelle, socio-économique, générationnelle, environnementale, culturelle, crises du genre et du savoir, etc. Il est vrai que l’existence même de faiseurs-es ou d’agents-es de paix qui tentent de promouvoir les valeurs de réconciliation nationale et les droits humains, constituerait la preuve de la possibilité de la paix. Toutefois, il ne suffit pas d’exister d’une manière ponctuelle et disparate pour qu’un changement durable puisse advenir, pour que le cercle vicieux de la guerre soit brisé, pour transformer tant les mentalités que les systèmes socio-politiques, pour édifier une demeure commune pour tous et toutes. Il faudrait, parmi tant d’autres initiatives à entreprendre :
1- Déconstruire le choc des ignorances – ignorance de l’autre, de ses croyances, de ses traditions, de ses us et coutumes, de ses aspirations à la dignité et à la reconnaissance de son identité, de ses joies, peines et espérances.
2- Construire un savoir libéré du regard qui enferme les autres (et soi-même) dans des appartenances étroites, des stéréotypes, et qui transforme les traumatismes en mémoire édificatrice de la paix. Se libérer n’implique pas de se constituer un savoir normatif et définitif tel celui qui fut déconstruit. Il s’agit d’entreprendre une démarche interrogative, inséparable de la métamorphose, ondulatoire, telle la figure de l’arabesque. En ce sens, il est impératif de désapprendre ce que nous avons appris au sein de systèmes d’exclusion mutuelle. Il est urgent de comprendre le pourquoi et le comment des choses, de problématiser le canevas épistémologique articulant chaque discours, d’analyser les régimes de vérité à la base de la construction du savoir, d’entreprendre – en utilisant les termes de Muhammad Arkoun – « une archéologie des discours sédimentés et des évidences sclérosées » qui légitiment les volontés de puissance de groupes sociaux en compétition pour l’hégémonie. Il est plus qu’urgent de transgresser les terminologies et concepts dits ‘immuables’ et ‘absolus’, d’interroger la réalité vécue et de pratiquer l’ijtihad (effort d’interprétation) au sein d’un mouvement de renouveau (tajdid) et de réforme (islah). Car plus que la déconstruction, la reconstruction est de rigueur.
3- Créer les conditions concrètes afin que puissent être dépassées ces deux impasses : d’une part, le rigorisme bigot du néo-salafisme au sein de toute religion et la culture de la violence, et d’autre part, les paradigmes idéologiques importés, issus de la condescendance néocoloniale.
Cette démarche de déconstruction et de construction-reconstruction-création, dans laquelle souvent quelque chose nous échappe, encore plus important que ce que nous pouvons saisir, nous accaparer et circonscrire, ce chemin en devenir, ne peut advenir sans une véritable communion humaine au sein de notre société libanaise. Cette communion, telle que je la conçois, est le dépassement des frontières tout en respectant la richesse des différences. Il s’agit du passage de la tolérance, de la simple coexistence au quotidien ou le voisinage indifférent, à la convivialité, laquelle contribue à dépasser toute tendance à vouloir choisir entre la négation de soi et celle de l’autre. Chaque pays, quels que soient ses déchirements, devrait avoir sa communion. Sans quoi, ce ne serait pas un pays, mais, selon Régis Debray, « un morceau de lune ».
Dans l’Apocalypse de Jean, il y est dit que Jésus-Christ ouvre la voie au salut. Avec Marx, c’est le prolétariat et le parti. Mais pour l’apocalypse libanais, seule la communion humaine pourrait être le Messie (le Sauveur), pourrait prolonger l’itinéraire humain à voix multiples, en tenant compte du flou des frontières, de ce qui nous échappe, au-delà des singularités et communautarismes absolus/absolutistes.
Il me semble qu’en dépit de tous les obstacles auxquels nous faisons face au Liban , la situation actuelle ouvre la porte au changement, à la subversion contre les avatars de l’histoire tumultueuse et sanguinaire, à la transformation des mentalités dichotomiques victimes- bourreaux vers une responsabilisation partagée, qui désacralise les seigneurs de la guerre encore au pouvoir, et qui favorise une citoyenneté actrice de paix pesant dans les choix à venir.
Reste à oser aller à contre-courant, à franchir ensemble les frontières qui séparent, à muer la douleur en souvenir fondateur, à retenir la principale leçon de la guerre – qu’elle ne se reproduise plus ! – et comme le dit si bien Pierre Messmer : « Les Libanais n’ont jamais cessé de résister pour conserver leur liberté et leur identité. Ils ont subi de nombreuses invasions, ils ont affronté les pires épreuves, ils ont maintes fois été menacés de disparaître mais ils n’ont jamais désespéré de leur pays. A l’instar des Québécois par exemple, les Libanais démontrent qu’un peuple qui ne se résigne pas ne peut pas mourir ».