Le Liban est en crise, une crise multiforme, et surtout, philosophique et spirituelle. Celle-ci renvoie à des interrogations universelles : qu’est-ce qui peut être considéré comme un progrès véritable ? L’être humain peut-il/elle être heureux/se et vivre en harmonie avec autrui dans une civilisation construite autour de l’idéal de l’avoir ? Sans doute pas… Nous traversons une période cruciale où des choix fondamentaux doivent être faits, sans quoi le mal ne fera qu’empirer.
L’être humain désire sans cesse posséder ce qu’il n’a pas, quitte à le prendre par la force chez son voisin. Le désir de possession est par nature insatiable. Et il engendre de la frustration et de la violence. Le principe de la société de consommation est de créer un besoin chez une personne dans le but de l’amener à se procurer un produit dont le caractère indispensable est généralement très discutable. Elle joue donc, par le biais d’outils, sur les besoins fondamentaux secondaires de l’être humain : l’appartenance, l’estime et la réalisation. L’accomplissement d’actions intentionnelles étant une composante fondamentale du bonheur, l’individu se sent heureux lorsqu’il comble l’un des besoins que lui a suscité le monde dans lequel il vit. Peu importe que ce besoin ait été construit de toutes pièces, le fait qu’il soit commun à une multitude de personnes suffit à en faire une envie incontournable. Dans un monde où nos besoins primaires (boire, manger, être en sécurité) sont généralement remplis, chaque nouveau produit peut procurer une injection de bonheur et de bien être en comblant un vide qui n’existait pas 6 mois plus tôt.
C’est le paradoxe d’Easterlin : le bonheur généré par une richesse plus élevée est éphémère (au bout de deux ou trois ans, deux tiers de la satisfaction née de l’abondance s’évanouit. L’effet est sensiblement comparable à celui que procurent les drogues dures dont la quantité n’est jamais suffisante). On s’aperçoit en effet que l’appropriation régulière de biens devient en elle-même une habitude, et que seule une augmentation de notre capacité à nous procurer des biens peut à terme booster notre véritable bonheur intérieur. Que ce syndrome de dépassement constant soit individuel (j’en veux toujours plus pour moi-même) ou partagé (j’en veux toujours plus pour être mieux que mon voisin), il n’apparait pas viable à long terme (ne serait-ce qu’à l’échelle d’une vie) pour toutes les raisons citées par les détracteurs de l’idéologie consumériste (destruction de l’environnement, inégalités sociales, limites de l’intérêt d’une vie basée sur la surconsommation uniquement).
En soi, consommer des biens n’a rien de mal, ne rend pas idiot ni mauvais. Une telle idéologie a peu de chances de rendre heureux sur le long terme, mais elle ne rend pas malheureux. L’aspect critiquable de la consommation, c’est sa capacité à masquer les véritables sources de notre bonheur durable et à s’octroyer l’ensemble des ressources qui auraient pu nous donner accès à un véritable épanouissement.
L’être humain a besoin d’entrer dans une autre logique que celle de l’avoir pour être satisfait et devenir pleinement humain : celle de l’être … Apprendre à se connaître et à se maîtriser, à appréhender le monde qui l’entoure et à le respecter… Découvrir comment aimer, comment vivre avec les autres, gérer ses frustrations, acquérir la sérénité, surmonter les souffrances inévitables de la vie, mais aussi se préparer à mourir les yeux ouverts.
Dans Socrate, Jésus et Bouddha, le philosophe Frédéric Lenoir montre que ces « trois maîtres de vie » (selon l’expression de l’auteur) ont eu pour caractéristique de ne jamais enfermer leur enseignement dans une conception close et dogmatique : leur parole vivante a ainsi pu traverser les siècles et produire dans diverses cultures les effets qu’on sait. Ils nous disent tous les trois que chacun d’entre nous est appelé à chercher la vérité, à se connaître dans sa profondeur, à devenir libre et à vivre en paix avec nous-mêmes et les autres. Jésus et Bouddha parlent d’égalité de tous les êtres humains, de l’affranchissement de l’individu par rapport au groupe ou à la caste, de la recherche de la vérité ou bien de la nécessité d’incarner les principes qu’on prêche dans une existence et une manière de vivre. Socrate apprend aux Athéniens à se soucier d’eux-mêmes, Jésus met le souci de l’individu au-dessus de la Loi, et Bouddha remet en question le système des castes en insistant sur l’importance d’être relié à soi par la méditation et l’intériorité.
Une vie réussie, pour Socrate, ne se mesure pas à l’aune de critères sociaux : ce n’est pas parce qu’on a réussi dans la vie qu’on a nécessairement réussi sa vie. C’est-à-dire que le but d’une vie ne doit pas consister en la recherche de l’argent, du pouvoir, des honneurs ou de la célébrité mais dans la pratique de la vertu, non dans l’enrichissement extérieur mais intérieur. A l’instar de Jésus, Socrate avait défendu ses idées jusqu’à être mis à mort par la cité parce qu’il constituait un trouble trop grand à l’ordre social. Alors que Confucius propose une philosophie ou essentiellement une morale qui a pour but de préserver l’ordre social en soumettant l’individu au groupe ou à la case et non de le libérer. C’est le sens des grandes thématiques confucéennes : respect des ancêtres, piété filiale, obéissance aux aînés et aux lois, patriarcat, etc.
Lenoir oppose « maître de vie » à « maître de penser » – mais à mon avis, les deux ne sont pas contradictoires ; ils sont même complémentaires. Pour Lenoir, Kant par exemple est un maître à penser. Même s’il a vécu une vie conforme à ses principes, l’ambition première de sa démarche philosophique est avant tout spéculative, discursive et systématique. Cette distinction entre la vie et la pensée est une distinction moderne. Socrate, lui, refuse de se faire payer, contrairement aux sophistes et montre un souci constant de la justice dans ses discours et dans ses actes. Bouddha a fait l’expérience de l’éveil et proposa de conduire chaque être humain vers cette expérience. Quant à Jésus, sa vie est d’une exemplarité sans faille.
Lenoir oppose aussi « maître de vie » à « maître spirituel » – chose que je ne fais pas non plus ! Pour lui, cette expression indique une optique spéculative et fait penser à des exercices de méditation par exemple. Toutefois, à mon avis, on peut être spirituel tout en étant dans le concret de l’existence et des choix de notre vie. La spiritualité, moyennant diverses voies, ne coupe pas forcément du réel. Elle nous permet de mieux nous y inscrire.
Vivre est un art… Un art de l’être, beaucoup plus que de l’avoir, un art de la recherche de la balance entre l’intérieur et l’extérieur, qui s’apprend en interrogeant les sages et en travaillant sur soi : apprendre et enseigner des idées pour comprendre le monde et le faire comprendre, et aussi nous éduquer sur le chemin de la vie, apprendre à discerner, à hiérarchiser les valeurs et les priorités de notre existence ! Et les sources de bonheur durables ? Tout simplement, des expériences de vie comme des rencontres, des émotions, des joies, des peines, des peurs, des découvertes, des débats endiablés, … Ce qui nous fait sentir vivants, qui ne nous vide pas de notre caractère ni de notre humanité !