Je poursuis ma réflexion sur le concept de l’identité au Liban, un de ces concepts qui sont devenus inopérants puisque révélant des modes d’exclusion et des dysfonctionnements sociaux, et disqualifiant d’une manière ou d’une autre tout autre mode de pensée.
Selon Sélim Abou s.j.:
« [Même que] le silence devient inopérant, car les faits parlent d’eux-mêmes (…). Pour neutraliser ces faits, le discours idéologique utilise un langage stéréotypé qui vise à imposer à tout le monde l’attitude mentale souhaitée et à culpabiliser, en conséquence, tout autre mode de penser. Qui plus est, il mêle, selon des dosages étudiés, diverses fonctions du langage, glissant imperceptiblement de sa fonction référentielle (…), qui consiste simplement à informer, à expliquer, à faire connaître quelque chose, à sa fonction rhétorique, connotative, où l’image l’emporte sur le concept et l’émotion sur la réflexion, pour aboutir enfin à sa fonction incitative, qui suggère le passage de l’idée à sa réalisation et use, à cet effet, des formes les plus insidieuses de l’injonction et de l’interdiction »
(Allocution prononcée à l’Université Saint-Joseph, 1997-03-17, notes inédites).
L’identité est un concept qui constitue l’une des bases sur lesquelles se développe une gestion des diversités, et même une problématique cruciale à la reconstruction du Liban, d’autant plus qu’elle se révèle être l’un des clivages socio-politiques les plus sensibles. Elle touche des notions culturelles, symboliques et existentielles du ‘moi’ individuel et collectif.
L’identité libanaise ne peut se réduire uniquement à deux caractéristiques interreliées: une appartenance au sens d’une identité « croyante, chrétienne ou musulmane », basée sur une distinction nette entre les « croyants » et les « non-croyants »; et une appartenance ou une identité « orientale et arabe », distinguant « l’Orient » de « l’Occident » (référer à mon article : Sommes-nous Arabes? Phéniciens? Orientaux? Occidentaux? Sur l’identité libanaise… (I)). Il existe certes des discours pluriels et changeants sur l’identité qui s’entrecroisent ou entrent en conflit, et qui ne forment que quelques visages parmi tant d’autres d’une réalité qu’ils prétendent exprimer.
Selon les partisans de l’identité nationale = identité religieuse = identité confessionnelle et confessante, les libanais sont – ou devraient être – des « croyants »: « ceux qui recherchent la perfection spirituelle à partir de laquelle l’homme nouveau advient », qui recherchent « la paix et l’union civiles », et qui suivent « le chemin d’Allah » selon le Coran, ou « le corps du Christ et ses membres » selon le Nouveau Testament. Les croyants sont donc les « crucifiés », « aimants et prêts à se lever d’entre les morts ». Les non-croyants, seraient, selon cette logique, les athées et les agnostiques, les extrémistes et les intellectuels « neutres » qui n’écoutent pas leurs cœurs. Ce sont les « crucificateurs », les « anathèmes », les « apostats ».
Face à ces définitions, je ne peux m’empêcher de poser la question suivante: comment les concilier avec l’introduction de la Constitution libanaise qui stipule que le Liban a adopté la déclaration universelle des droits de l’Homme (paragraphe B) selon laquelle chaque être humain a droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion; donc aussi, le droit de changer de conceptions, de croyances et de religion (article18)? Cette déclaration permet en fait la distinction entre la religion et la croyance qui n’est pas forcément religieuse, ni ne se réduit à l’intériorisation de la foi en Dieu. Toutefois, lorsqu’on s’attarde à l’article 9 de la Constitution, il y est stipulé que la liberté de conviction est absolue au sens de « la liberté de croyance religieuse »… S’agit-il d’une contradiction, d’une omission ou d’une sélection ? Quoiqu’il en soit, on voit bien à quel genre de vision et de discours elle profite à ce jour.
On peut comprendre l’importance d’une revalorisation du rôle de la croyance religieuse qui n’a rien à voir avec la crédulité et dont le leitmotiv est le respect mutuel et la convivialité. Toutefois, cette revalorisation s’opère aux dépens d’autres formes de conviction et de croyance, surtout si on considère la définition de cette dernière relevant de catégories qui perdent toute épaisseur, car on compterait autant de noyaux que d’individus, et que ces individus changent avec le temps – des sujets en mouvement. En effet, il me semble nécessaire dans le contexte libanais actuel de repenser la croyance, ouverte à la pluralité des référents et des praxis du ‘croire’, ainsi que des lieux qu’on accorde au religieux et qui contribuent à façonner la société libanaise en mouvement continu. Le défi serait d’appréhender ces référents non sur une base unique de leur vérité-fausseté mais aussi sur celle de leur existence et parce qu’ils répondent à des besoins et des attentes particulières.
Dans cette perspective, il est clair que la question que l’on devrait poser n’est pas nécessairement de l’ordre de « êtes-vous croyant? » au sens de « croyez-vous en Dieu? » pour être identifié automatiquement comme citoyen libanais. Comme l’écrit Daniel Sibony:
« Celui qui ne ‘croit’ à rien, croit au moins à lui-même-ne-croyant-à-rien. Et il lui faut un sacré travail pour se contenter de son auto-investissement. En réalité, dans le paquet de croyances que chacun possède ou traîne avec lui, il y a toujours une zone plus ou moins large – parfois réduite à un seul point – de croyance en soi, un point de croyance narcissique, qu’on n’a même pas à se formuler, qui va de soi. Si vous parlez avec quelqu’un, vous êtes déjà dans la croyance que cet échange a de l’intérêt, qu’il mérite d’être investi, même s’il est sans avenir, s’il ne sert qu’à faire vivre cet instant.
« Lorsqu’on se lève le matin, qu’on s’habille et qu’on sort, on met en œuvre cette croyance assez touchante que ‘ça vaut le coup’, que même si l’on est déprimé, sans espoir ni attente, on couve en secret un espoir plus inconscient, un brin d’amour de la vie, de soi-même vivant, qui fait que ces gestes, même mécaniques, sont investis même s’ils ne sont pas assumés. De sorte que la croyance est une façon un peu simple de symboliser l’amour, l’amour de soi ou de l’autre, ou de soi passant par l’autre, ou de l’autre réduit à soi, etc. (…). »
(Sibony, D., « Point de croyance et d’amour », Faut-il croire ?, Cosmopolitiques, Paris, 2002, pp. 23-25).
Je comprends ceux et celles qui déplorent le phénomène de « la religion de l’identité » qui renforce la mauvaise application du confessionnalisme, ainsi que l’instrumentalisation de la religion par les politiciens. À cet égard, ils/elles prônent une certaine émancipation puisant aux sources et ressources « essentielles » de l’Islam et du Christianisme, dans le but d’atteindre une spiritualité « authentique » au service de la réconciliation et de la convivialité socio-politique.
Toutefois, en encourageant les libanais à devenir des athlètes de Dieu ou des catalyseurs dans l’édification d’une « nation de croyants », ne méprise-t-on pas tous ceux qui ne le sont pas ou qui ne tendent pas à le devenir, du moins selon les définitions qu’ils en donnent? N’utilise-t-on pas des structures qui gardent ‘l’autre’ sous le contrôle du sujet normatif implicitement « croyant » chrétien et musulman? Ne véhicule-t-on pas ainsi une vision d’exclusion socio-politique et identitaire au nom du dialogue interreligieux, ainsi qu’une hiérarchisation fonctionnelle des libertés civiques, en accordant le primat des libertés collectives religieuses/confessionnelles « officielles » sur d’autres ainsi que sur les droits individuels? Et que faire de ces libanais qui se disent « athées », « agnostiques », « humanistes », « à spiritualité mixte », « ne suivant pas une confession officielle », ou tout simplement de ces libanais pour lesquels le religieux, quel qu’il soit, ne prime pas sur les autres facettes de leurs identités? Sont-ils condamnés à être inexistants du point de vue juridique, politique et social, et donc à une non-reconnaissance de leurs droits les plus fondamentaux – se marier, divorcer, hériter, être éligibles à des fonctions publiques?
Il est à craindre qu’en voulant bien faire, on n’adopte la logique de l’exclusion et de l’exclusivisme, en s’emparant du même outil de propagande fixiste qui est critiqué, et en surenchérissant sur la pureté originelle du message dont on se dit détenteur et interprète avisé!
On comprend du même coup la naïveté de ceux qui disent : ‘Votre croyance est infondée, elle repose à peine sur quelques présomptions!’. Or c’est le but d’une croyance que de remplacer des fondements là où ils manquent, que d’être elle-même un fondement à partir duquel peut commencer la vraie question: Que faites-vous de vos croyances? Quelles ouvertures nouvelles vous permettent-t-elles? A quel prix sont-elles payées?
Ainsi, l’on pourrait peut-être sortir de la logique d’affrontement entre le soupirant de l’absurdité des raisonnements « croyants » et le soupirant devant le manque d’élévation de « positivités » dites bornées!