Assir et les mouvements salafistes au Liban… Le choc meurtrier avec l’armée libanaise… Les conflits inter-politiques et intra-religieux… L’implication de Libanais dans la guerre en Syrie… L’impact de cette guerre sur l’économie et la stabilité du Liban… Un Etat paralysé et un peuple en grande majorité léthargique… La corruption, la décadence… La liste des négativités est trop longue pour pouvoir la résumer. Toutefois, mes propos cette fois se concentrent sur l’identification de quelques défis et pistes de réflexion pour que le Liban non seulement survive mais advienne, au-delà de ceux qui sont souvent publiés dans la presse locale internationale. Il est évident que je lutte – et bien d’autres également – pour la redéfinition de l’identité libanaise que je perçois être diversifiée – sans pour autant être constituée de parties discontinues et irréductibles -, mouvante, toujours à reconstruire au sein d’un processus de recherche de l’unité dans la diversité. Je lutte aussi pour la relecture de l’histoire du Liban ou la construction d’une culture de la mémoire plurielle et en devenir – non prédéterminée, ni fixe- ; ainsi que pour le développement d’une éthique de la citoyenneté active et ouverte. Aussi, il me semble crucial de:
1) Désapprendre ce qui fut inculqué concernant le savoir sur les rapports religion-politique-société. Désapprendre implique de remettre en question, de relire, de réécrire. Désapprendre n’implique pas d’être en rupture totale, ni d’adopter une pédagogie libertaire, mais de favoriser des lieux de questionnement, et de là, de création suivant une démarche critique et ouverte. Ainsi, il ne s’agit pas de prôner le rejet de l’héritage et de la mémoire que véhiculent certains discours sur la gestion des diversités, mais de relativiser les universalismes qu’ils véhiculent. Cela en les refondant dans le creuset actuel du Liban, et donc en puisant à une diversité de dynamiques identitaires, de moyens de communication (conceptuels, imaginatifs, gestuels, émotionnels…), de discours, croyances, symbolismes, pratiques et éthiques qui traversent la société libanaise. De plus, il ne s’agit pas de se dégager complètement de ses particularités pour rejoindre l’universel en soi, ni de basculer aux antipodes ou en d’autres termes, de cultiver des particularismes exclusivistes. L’important est de remettre en question la prétention non-négociable à l’universel qui s’impose et qui met en péril le mieux-vivre ensemble.
2) Repenser le confessionnalisme qui n’était à la base qu’un modus vivendi provisoire, mais qui devint une fin en soi, tant au niveau politique que personnel; et repenser les modalités de sa sortie (ou de son dépassement). A mon avis, elles n’impliquent pas de situer l’individu et la collectivité au « plan profane » comme le suggère Georges Corm ou plutôt « au plan sacré » pour certains théologiens et la plupart des clercs. Il ne s’agit donc pas d’œuvrer pour une sortie de la religion ou pour le confinement des croyances religieuses dans le privé, ni au contraire pour l’exacerbation de la religion ou du dialogue islamo-chrétien comme seuls marqueurs identitaires et ancrages socio-politiques. Repenser cette sortie implique que l’on tienne compte du fait que les libanais ne peuvent rester sur un curriculum ni confessionnaliste, ni basé sur une seule religion, ni sans aucune référence religieuse. Les modalités de cette sortie ne peuvent consister en une assimilation, ni en un multiculturalisme au sens de cultures disparates et cloisonnées. Il s’agit donc comme l’affirme Régis Debray, de « prolonger l’itinéraire humain à voies [voix] multiples », et j’ajoute: de trouver une voie médiatrice entre le confessionnel et l’a-confessionnel, une voie rejoignant en quelque sorte deux visions soi-disant irréconciliables, en tenant compte du flou de leurs frontières, de leurs zones grises, de grilles plus complexifiées, des silences (impensés, impensables, non-dits), de cet autre encore à advenir et qui nous échappe…
3) Repenser les mutations et les rôles du religieux, qui m’apparaît ne pouvoir subsister à long terme au Liban que s’il est inter-humain et non seulement « islamo-chrétien » (inter-confessionnel officiel), image inversée du « choc islamo-chrétien »; qui devrait donc faire place à la complexité des types d’allégeances des libanais et des formes de rapports entretenus, valoriser son apport et en assumer les contradictions, les divergences et les paradoxes, ainsi que de tenir compte de la pluralité des situations profondément inégalitaires. En d’autres termes, il est nécessaire de dépasser ce qui est devenu en quelque sorte un paradigme socio-politique et théologique, le dialogue islamo-chrétien, ce langage et les catégories le sous-tendant, qui décrivent certes en partie la société libanaise, mais qui laissent dans l’ombre une grande partie des expériences vécues de libanais. En outre, dépasser ce paradigme revient à remettre en question le fait de forcer d’emblée le dialogue national à évoluer sur le fond de logiques chrétienne et musulmane confessantes ou d’une rationnalité théologique évoluant en vase clos, puisque concevant l’identité libanaise dans le cadre d’une théorie de l’identité réduite à l’abstraction d’une essence religieuse, celle du chrétien et du musulman.
Il s’agit de quelques défis parmi tant d’autres que les libanais pourraient à mon avis relever à petite et grande échelle, tant individuellement que collectivement; d’autant plus qu’on occulte très souvent le fait que le Liban ne se réduit pas à un espace de conflits et de polémologies, mais qu’il présente aussi de multiples lieux où s’inventent et se réinventent des protocoles de paix, de négociations, d’ententes et de convivialité. Les luttes d’ individus et de groupes libanais pour la démocratie, la paix et les droits humains, transforment les rapports sociaux et politiques et constituent le socle sur lequel peut être construit un autre avenir, plus équitable, plus égalitaire, plus libérateur. Ces luttes démontrent que la société libanaise n’est pas faite que d’affaissement socio-politique – contrairement à ce que l’on entend souvent, et qui dépeint les libanais comme résignés, incapables désormais de protester et de remettre en question – et de commerce touristique, mais aussi, de « volontarisme social et politique » et de « capacité d’agir » sur soi-même et sur l’environnement.
Je ne veux me résigner aux affirmations de certains experts sur le Liban en le qualifiant de trop brisé pour trouver en lui les ressorts d’une nouvelle émancipation socio-politique et que tout va dépendre de l’évolution de la guerre en Syrie notamment. Bien sûr, on ne peut faire fi de l’évolution géopolitique régionale. Toutefois, je crois qu’il existe des signes de vitalité de la société libanaise dont l’action sur le terrain est certes parfois limitée, mais qui jouit d’un renouveau continuel, comme l’on peut le percevoir à travers les réseaux sociaux par exemple.
Je relisais ce matin l’ouvrage de Jean Lacouture, de Ghassan Tuéni et de Gérard Khoury, Un siècle pour rien, le Moyen-Orient arabe de l’empire ottoman à l’empire américain, lequel laisse entendre que « la stagnation » du monde arabe est due, en gros, à deux types de facteurs, les uns endogènes, en rapport avec les « fondements de la civilisation » – le rapport à l’Islam et sa surpolitisation est ici évident -, les autres historiques, ayant trait aux circonstances qui ont entouré l’émergence du monde arabe comme ensemble politique potentiel. Le grand problème du monde arabe selon ces auteurs serait l’inexistence d’un accès à une « libre pensée critique » et l’éternel combat entre « foi et raison ».
A première vue, on aurait donc raison de perdre espoir quant à l’avenir du Liban… La libre pensée critique y perd du terrain… Toutefois, je ne peux ni ne veux croire que le Liban pluriel/pluraliste n’existe plus ou ne peut exister et que tous ses fondements sont ébranlés. Bien de libanais n’ont jamais cessé de résister pour conserver leur liberté et leur identité. Ils ont subi de nombreuses invasions, ils ont affronté les pires épreuves, ils ont maintes fois été menacés de disparaître mais ils n’ont jamais désespéré de leur pays .
Toutefois, pour que ce pays advienne, il ne suffit pas de vivre un « printemps de Beyrouth »; ni que l’on milite pour des élections législatives permettant une représentation équitable des confessions ‘officielles’; ni que l’on s’unisse entre chrétiens et musulmans. Il est aussi important de revoir en profondeur les structures socio-politiques en vigueur et les discours et pratiques qui les renforcent d’une manière ou d’une autre. À défaut, le pays aura pris, encore une fois, un nouveau faux départ. D’où la nécessité d’encourager les travaux de divers acteurs de la société civile, signaux d’espoir sur les potentialités des richesses humaines, au sein d’une logique en partenariat et dialogue avec les discours et les pratiques d’instances religieuses, d’élites et du pouvoir en place – tant au Liban qu’en diaspora -, en une entreprise de relecture de l’histoire, avec ses acquis mais aussi ses échecs et ses impuissances, au service d’une repolitisation et dans le fol espoir de répondre un jour aux questions suivantes:
Comment réconcilier le pays avec lui-même et dans quelle relation avec son environnement régional et international?
Comment les institutions de la deuxième République vont-elles concilier les exigences de l’ordre public et celle des libertés?
Comment construire au Liban un espace commun, une intelligibilité commune, qui se nourrit de plusieurs Libans, de Libans inachevés, sans nier leurs spécificités et sans les ériger en singularités absolues?
Et face à cette incertitude et à cet inachèvement, où se dirige le Liban?
Pour ma part, en tant que libanaise ayant survécu à la guerre, mais ayant aussi connu des ‘lieux’ de dialogues et de convivialité, je porte en moi un refus de la fatalité et l’espérance d’un monde meilleur qui ne peut se construire tout seul et sûrement pas sans un réel travail de mémoire, et donc de deuil et de réconciliation. C’est la flamme qui m’anime, et c’est le défi que je tente de relever: penser l’altérité, mais surtout, construire des lieux qui reconnaissent l’identité non comme une page blanche, ni comme déjà écrite, mais comme partiellement écrite et appelant à la poursuite de l’écriture; une identité comme une somme de diverses appartenances en cheminement, au carrefour de multiples chemins, de plusieurs aventures, médiatrice, non confondue avec une appartenance érigée en appartenance suprême et unique, en une fin en soi, en un instrument de guerre.
« Nous sera-t-il possible d’émerger un jour… et d’épargner à nos enfants notre exception culturelle et notre danse éternelle avec le danger ? Ce n’est donc pas un hasard si les légendes phéniciennes, celle du Phénix et celle d’Adonis, celle de l’oiseau de feu qui renaît de ses cendres et celle de l’éphèbe tué par un sanglier et dont le sang a fleuri les printemps à venir, sont issues de cette terre. Chez nous, la mort naturelle est une bénédiction. Le reste du temps, on meurt à l’arraché, parce que d’autres vous effacent, parce que votre vie dérange. Voilà pourquoi les principes de Paradis, de Résurrection et de Réincarnation ne sont pas pour nous de vains mots. Dans un pays où la chronique des faits divers, qui parle de chiens écrasés, signale quotidiennement des cadavres non identifiés retrouvés çà et là, il était temps que l’on cesse de traiter la mort comme un événement banal.
« (…) Faut-il que tous les justes meurent au seuil des terres promises ? Faut-il qu’ils meurent pour que l’histoire bascule et que les peuples frustrés se révoltent et luttent enfin pour leur dignité ? La mer est bleue, la ville est blanche et les chantiers continuent, mais rien n’est plus pareil.
« La résurrection est en marche, il lui faut des Pâques, un passage, et passeurs nous sommes, et le reste est un long printemps ».
(Abou-Dib, F., L’Orient-le-Jour, 2005-03-28).