Je parle du Liban évidemment, à la lumière de son histoire contemporaine, mais aussi en retournant aussi loin qu’à ces chers ‘ancêtres’ dits les Cananéens, aussi divisés et à la merci des puissances régionales de l’époque qu’une majeure partie de mes compatriotes.
Nation libanaise? Une chimère! La nation suppose l’unité dans la diversité, une mémoire nationale, une histoire, une identité et une citoyenneté communes, et certainement les libertés individuelles. Elle suppose une gestion socio-politique de cette diversité regroupant deux cadres d’organisation qui se basent sur une conception de l’humain ne pouvant se reconnaître qu’à travers une multiplicité de variantes: le premier doit donner au citoyen – quelles que soient ses appartenances – la possibilité de l’action individuelle directe et faire de lui un partenaire du pouvoir, et il devrait par exemple lui permettre d’adhérer à une législation civile unificatrice du statut personnel. Le deuxième doit permettre aux différentes communautés de sauvegarder l’entente et l’harmonie du tissu social et l’unité du pays et de la société – l’objectif n’étant pas de supprimer par exemple les tribunaux religieux, mais d’ouvrir la possibilité de l’implantation de tribunaux civils.
Il ne s’agit donc pas d’évoquer le danger du confessionnalisme pour prêcher les vertus de l’individualisme, ni les effets néfastes de ce dernier donnant lieu à la survalorisation des identités collectives confessionnelles. Il ne s’agit pas d’opposer le souci de réalisation de soi et de l’humanité à l’engagement religieux; au contraire, les deux sont complémentaires et vont dans un même sens: faire le bien, améliorer sa vie et celle des autres, et libérer les hommes de ce qui les aliène. On combine donc deux principes qui doivent être également protégés: l’autonomie individuelle – et non l’atomisation de l’individu qui se traduit par une absence de mise à distance de soi par rapport aux autres et au monde, voire par une absence d’esprit critique – et la ‘sphère collective’ – religieuse officielle, religieuse non officielle et non religieuse. Ainsi, il ne s’agit pas de privilégier le développement de l’individu privé au détriment du citoyen. Mais sans la liberté individuelle, l’idée de citoyen ne peut être conçue.
L’autonomie exprime à mon avis la possibilité d’avoir le choix d’adopter certaines valeurs plutôt que d’autres, ainsi que la possibilité d’interprétation de ces valeurs et de leur gestion pratique. La citoyenneté implique une co-responsabilité – de la possibilité concrète de l’exercice de la dignité humaine et des droits qui en découlent dans un temps et lieu précis -, mais elle ne signifie pas de légitimer l’exclusion de certaines catégories d’êtres humains. Elle est l’apanage de tout être humain et les critères de son obtention sont conjoncturels. Son aspect conditionnel ne serait pas discriminatoire mais plutôt une interrogation qui s’adresse à tous et chacun, à tous les êtres humains dans la diversité de ce qu’ils sont et dans les multiples composantes de leurs identités.
On peut donc concilier le désir de liberté et d’autonomie de l’individu et son appartenance à une collectivité; d’où l’importance pour des chrétiens et des musulmans au Liban de repenser le statut de l’individu au sein du Christianisme Oriental et de l’Islam et de reconsidérer la théorie d’une fusion totale et définitive dans la communauté. Je réfère ici par exemple à la conception de tafrîd, d’individuation d’Ibn Sina (Avicenne), qui définit l’homme comme être séparé qui a son existence propre dans le temps et dans l’espace, et à la conception de l’identique ou de la mêmeté, huwa-huwa (lui et lui) chez les philosophes comme Ibn Sina, Miskawayh ou Ibn Arabî. Dans le Traité d’éthique de Miskawayh (10e siècle), celui-ci conclut « que l’individu est la réalisation d’une forme universelle qui se singularise dans la matière ». Sur le plan spirituel, l’auteur insiste sur l’identité à partir du redoublement, de l’entrelacement en miroir du huwa. Ibn Arabi fonde la connaissance spirituelle de l’homme séparé, de l’individu. Il faut dire qu’il y a toujours un fondement ontologique du huwa, de l’unicité de l’être. Malgré cette liaison de l’individu à l’être et à Dieu, il y a finalement une pensée de l’humain, une pensée de l’identification et de l’individuation. La mise en jeu de l’individu comme élément de la pensée de l’Islam, à la fois dans la socialité, dans la spiritualité et dans la politique, peut être une base référentielle d’une étude sur la liberté et le rapport de l’homme à la société civile.
Je réfère également aux travaux de l’iranien Aboul Karim Soroush pour lequel la société relève du règne de l’autonomie des décisions humaines, démocratiquement acquises, où l’islamité n’a pas à être imposée aux autres, chacun assumant dans son intériorité sa condition de musulman. Soroush milite pour une version “contractée” de la religion, à l’encontre des tenants du Hezbollah qui en ont une conception “dilatée” (respectivement, ghabze o basté dine). Dans la première représentation du sacré, son domaine est restreint à l’intériorité du musulman alors que pour les partisans du Vélâyaté faghih, il s’étend sur la totalité des relations sociales, cette “dilatation” du religieux étant, pour Soroush, synonyme de sa dilution. En effet, si tout se fait au nom de l’Islam, celui-ci se dissout dans ces actes qui entament aussi sa crédibilité, surtout dans des décisions politiques qui sont, par nature, faillibles. Par contre, la version “contractée” de la religion sépare le sacré des servitudes de la vie sociale et lui donne toute sa spécificité en tant qu’expérience authentiquement religieuse de l’individu.
Dans cette perspective, une relecture du concept d’al-umma s’avère aussi importante, surtout si l’on considère qu’il en existe une diversité d’emplois et de sens. Ainsi, outre la définition dominante qui la qualifie d’un groupe d’hommes et de femmes qui se lient et s’accordent par le choix d’une religion, de l’unité de la foi, et se traduit dans les faits par une unité socio-politique – l’identité islamique est l’axe fondamental autour duquel se constitue le groupe -, une autre ne la lie pas à la religion: par exemple, selon Fârâbi, elle est un « groupement d’hommes dans un territoire déterminé » (Idées des habitants de la cité vertueuse, traduit de l’arabe et annoté par Youssef Karam, Beyrouth-Le Caire, 1980, p.85). Il s’agit donc d’une forme de sécularisation d’al-umma, d’une vision que l’on pourrait qualifier de pragmatique, où l’on s’accorde par exemple sur les critères suivants: intérêt commun, crainte, affinité, contrat, similitude de qualités naturelles, communauté de langue…
La relecture de concepts, de ‘normes’, de traditions et de visions du monde ouvre la voie à la possibilité de concilier une vision théologique de l’être humain-sujet de Dieu et une vision juridico-politique lui octroyant la responsabilité de ses choix et ses actes. Les Libanais-es auraient donc la possibilité de s’insérer pleinement – ou de choisir le degré d’insertion le cas échéant – dans une communauté et de remettre en cause sa structure normative et institutionnelle, et de jouir des mêmes droits et responsabilités: droit à la différence, c’est-à-dire à s’unir aux autres grâce à ce qui sépare aussi, et droit à l’égalité, c’est-à-dire à s’accepter mutuellement sans être différenciés dans la lutte contre l’injustice. Ils-elles auront la possibilité de construire une nation!