L’analyse des guerres continues en Asie du Sud-Ouest – que l’on tient encore à nommer ‘Moyen-Orient’ en adoptant un concept eurocentriste – ne devrait pas faire fi de l’héritage du colonialisme du 20e siècle et du néo-colonialisme actuel. En tenir compte n’implique pas la déresponsabilisation des populations locales, mais je trouve aberrant de taxer celles-ci de ‘barbares’, ‘productrices de violence et de terrorisme’, tout en les pointant du doigt à chaque fois que le processus de paix tarde à voir le jour. L’héritage du colonialisme et l’influence/l’ingérence du néo-colonialisme marquent la pensée indigène et les rapports religions-politiques-sociétés.
L’étude du confessionnalisme au Liban révèle l’étendue du renforcement de ce dernier avec le mandat français par exemple, et l’exacerbation de l’identité religieuse/confessionnelle tout au long de la guerre physique des années 70 et 80 du siècle par les puissances régionales et internationales. En effet, colonialisme (et néo-colonialisme) et confessionnalisme sont traversés par des logiques d’exclusion et d’essentialisme à travers lesquelles ils maintiennent le statu quo colonialiste/confessionnaliste. Ils adoptent aussi des idéologies semblables de dichotomie de la société et de supériorité d’un groupe sur un autre: colons/colonisés, confessions/individus-collectivités non-confessionnels. En d’autres termes, on ne peut penser la sortie du confessionnalisme et donc le renouvellement de la gestion des diversités au Liban sans penser la sortie hors du colonialisme.
Pourquoi je parle de sortie hors du colonialisme? Car il me semble que la vision d’un héritage du colonialisme et donc la théorie stipulant que les luttes anti-coloniales appartiennent au passé – supplantées par les conflits entre les religions et le « choc ces civilisations » -, devrait être revisitée. Évidemment, si l’on conçoit le colonialisme comme l’œuvre de certaines puissances d’Europe au cours des derniers siècles, et compte tenu que depuis les années 40 à peu près, les sociétés de la région sud-ouest asiatique ont obtenu leurs indépendances respectives, on affirmera qu’elles sont entrées dans une nouvelle phase de l’histoire, dite post-coloniale, et que celle-ci est empreinte de conflits interreligieux, interethniques, civils, et à la rigueur, inter-régionaux. Or, pareille définition simplifie un processus plus complexe, impliquant une responsabilité européenne face au blocage actuel du processus de paix dans ces sociétés et aux nombreux problèmes engendrés par les politiques coloniales; processus qui implique même une responsabilité de la communauté internationale.
Aussi, lorsqu’on parle de colonialisme, évoque-t-on uniquement l’occupation militaire ou également d’autres types de relations: économiques, culturelles, symboliques – ossification des regards de l’altérité, catégorisation rigide pour asseoir l’exercice de domination, fabrication de clichés et de stéréotypes ne tenant pas compte des réalités du terrain, des souffrances d’individus et de collectivités, etc.? Que dire de l’impérialisme américain, de l’américanisation, de la politique volontariste d’exportation de la « démocratie » et de la contradiction continue des intérêts des gouvernements américains successifs dans cette région, dont le Liban, considérée dans leur découpage géopolitique comme étant de première priorité? Quelles sont les conséquences de la conception états-unienne du « Grand Moyen-Orient » sur le Liban?
Lorsqu’on parle des relations de la France avec le Liban, pourquoi le discours dominant qualifie-t-il celle-ci de « sœur » et de « protectrice », alors que ce n’est pas le cas vis-à-vis de la Syrie pour bien de libanais? La francisation ou la « mission civilisatrice » de la France dont la Francophonie est le modèle ne peut-elle pas être qualifiée d’occupation culturelle? Que dire du rôle de la France (lors du mandat et par la suite) dans le développement et le renforcement du confessionnalisme au Liban? D’ailleurs, la « mission libératrice » états-unienne et la « mission civilisatrice » européenne (et en particulier, française) ne se rejoignent-elles pas à bien des égards? Il me semble nécessaire de s’interroger sur les buts que se fixent les gouvernements américains et français au Liban. Si leur objectif est d’y établir une « vraie démocratie », comment celle-ci pourrait-elle se bâtir? En perpétuant les stéréotypes ethniques et confessionnels hérités de la période de la fin de l’empire ottoman et du mandat français, en divisant la société libanaise en confessions-nations? Stéréotypes encore utilisés par la plupart des partis et des courants politiques au Liban?
Aussi, n’est-il pas trop tôt pour parler de « post-colonialisme » et d’accompagner ce discours de « nouvelles configurations » autour de questions politiques, stratégiques et culturelles se basant sur une relation de « partenariat euro-méditerranéen »? D’autant plus que le projet de ces configurations est accompagné constamment de plaintes. Or, selon Luc Debieuvre: « Avant que l’Union Européenne fasse la liste de ce qu’elle estime être les faiblesses du monde arabe, avant qu’elle s’impatiente de la lenteur des réformes et de la modestie des objectifs ou des résultats (…), elle doit commencer par revoir de façon concrète comment elle pourrait aider les pays arabes à relever leurs défis » (« Le monde arabe à la mesure de ses défis »).
De plus, il me semble que le « partenariat euro-méditerranéen », sous-tendu par l’adage du « dialogue des cultures » prôné par l’Union Européenne, ne pourrait avoir un sens effectif que s’il avait pour objectifs de s’attaquer aux inégalités des échanges socio-économiques et culturels autour de la Méditerranée et de rendre possible la circulation humaine – voire la question de la difficulté de la mobilité et de l’accession aux visas par exemple.
Que dire de la Syrie qui occupait le Liban depuis 1976 – occupation que la Communauté Internationale a qualifiée jusqu’en 2004 de « protection-sororité » – et qui y exerçait les prérogatives d’une force coloniale, en contrôlant les fonctions publiques, l’économie et les processus politiques tant internes qu’externes? Les gouvernements libanais de l’époque en avaient souvent pris la défense, clamant que le Liban avait signé avec elle des accords de fraternité et de coopération en toute liberté et rappelant qu’elle contribuait effectivement à l’instauration de la paix civile, voire de la paix interconfessionnelle. Cette prépondérance fut tellement marquante qu’aucune décision n’était prise sans l’accord préalable des dirigeants syriens, ce qui se traduisait par un incessant ballet des responsables libanais entre Beyrouth et Damas.
Plus encore, le régime syrien avait fait en sorte qu’aucune union nationale libanaise n’advienne, celle-ci étant susceptible de réclamer ou d’imposer son retrait. En ce sens, il suffit d’évoquer le système tripartite de gouvernance ou la troïka maronite-sunnite-chiite qui rendait caduque le fonctionnement des institutions de l’État libanais; d’où le blocage continuel qui ne pouvait être dénoué que par un arbitrage syrien devenu un pouvoir suzerain. De plus, le pouvoir de la Syrie s’exerçait à toutes les échelles de la gouvernance: formation des gouvernements, élections parlementaires et mêmes municipales, mais surtout pénétration des partis politiques, des syndicats et des institutions de la société civile.
Mais si le but est l’évacuation du « Liban occupé », peut-on oublier qu’au niveau régional, le Golan syrien, la Cisjordanie, Jérusalen-Est et la bande de Gaza sont occupés depuis 1967, malgré les nombreuses résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies? Et que dire des visées israéliennes, à l’abri desquelles le Liban n’est pas encore, en dépit du retrait des militaires du Sud en 2000 après 18 ans d’occupation? Les combats de l’été 2006 en sont un exemple pertinent, ainsi que les innombrables infractions du territoire libanais depuis. L’expansionnisme colonial d’Israël constitue un défi réel puisqu’il s’agit d’un pays qui refuse de se reconnaître des frontières définitives et qui déclare ouvertement ne pas s’estimer être lié par les résolutions de l’ONU – dont notamment les résolutions 425 et 426 du 18 mars 1978.
Que faire donc avec la politique des « deux poids, deux mesures »? Quels sont les occultations et les nœuds de la mémoire dans un contexte où le spectre d’un nouveau Sykes-Picot – ou partage du sud-ouest asiatique – ressurgit, et où la prépondérance de l’identité confessionnelle exclusiviste – notamment islamique, juive et chrétienne – se renforce? Comment, dans le contexte particulier du Liban, appelle-t-on à l’édification d’un État islamo-chrétien, tout en critiquant l’édification de l’État israélien ayant sacralisé l’identité juive? Toutefois, peut-on exiger des libanais d’expier des fautes qu’ils n’ont pas commises envers les juifs lors de la seconde guerre mondiale et de ce fait, de taire leur résistance à l’encontre de l’État d’Israël? Par contre, comment ne pas dénoncer l’amalgame qui est souvent fait au Liban entre Judaïsme et Sionisme, et ses conséquences, comme l’occultation de l’identité juive libanaise?
Répondre à ces questions et à bien d’autres encore me semble crucial dans la mesure où l’on remettrait en question un vocabulaire et des concepts qui nous gardent prisonniers d’une logique simplificatrice; dans la mesure aussi où l’on identifierait la diversité des causes aux situations conflictuelles, aux crises actuelles des sociétés de la région et à leurs conséquences à court et long termes. C’est ce qui m’amène à représenter la réalité de leurs relations avec les colonialismes à travers l’image d’un divorce non consommé. En effet, l’ère du colonialisme n’est pas révolue, mais celui-ci adopte des visages multiples, mettant en jeu d’anciens et de nouveaux acteurs, d’anciennes et de nouvelles stratégies, bref, un processus de ruptures et de continuités tant internes qu’externes, locales, régionales et internationales intimement imbriquées.
En fait, on n’a pas encore fini d’appréhender l’entreprise coloniale, d’essayer de mieux la définir, de prendre en compte les expériences vécues par les colonisateurs et les colonisés. Mais quiconque traite de la question du colonialisme, traite habituellement des relations de dominations, tel Edward Saïd (L’Orientalisme, 1978), alors que celui-ci ne tient pas nécessairement compte des échanges et des relations d’interpénétrations, ou ce que l’on nomme parfois la créolisation des visages, des langues et des codes. Or, se poser la question des conséquences à tirer aujourd’hui de ces relations – d’autant plus qu’on assiste à la résurgence de discours de supériorité d’une civilisation sur d’autres, d’une culture sur d’autres, d’une religion sur d’autres -, remettrait en question la nécessité de postuler un « Occident » sur le même mode que des orientalistes avaient pensé « l’Orient ». Au contraire, construire une mémoire des colonialismes n’implique pas de développer un « occidentalisme » dans lequel l’Orient est l’observateur-sujet et l’Occident l’observé-objet; mais il s’agit d’ouvrir la voie à la lutte contre l’injustice historique, la non-reconnaissance des diversités et des richesses qu’elles apportent, et de continuer à construire des relations d’interpénétrations qui dissiperaient cette vision de l’éternel maître-disciple. Seulement alors, parlerait-on à bon droit de l’avènement d’une ère dûment post-coloniale!
[hr]
Ce texte est en partie tiré de ma thèse doctorale ‘Pour une gestion médiatrice des diversités au Liban’ (Université de Montréal, Faculté de Théologie et de Sciences des Religions, QC, Canada, 2005-2006).