Imane saigne.
Vingt ans auparavant, mes parents avaient choisi l’homme qui allait être l’amour de ma vie. Il avait l’âge de mon père. C’est tout ce que je savais. On m’avait dit à l’époque que son âme renfermait les plus belles vertus du monde. Cette vérité-là, je l’avais crue, comme ma religion. Depuis, je n’allais plus à l’école. Je ne retrouvais plus mes amies qui habitaient le même village. Je n’allais plus chez la voisine pour fabriquer des bracelets. A quatorze ans, j’étais désormais adulte. Je n’avais plus qu’un seul souci vital: aider ma mère dans les travaux ménagers. Je dois apprendre à cuisiner, préparer des plats, recoudre des vêtements déchirés, nettoyer les toilettes, arranger les chambres, faire la vaisselle et les corvées de lessive. Mon futur mari exige une femme d’expérience. Je l’ai rencontré pour la première fois, une semaine avant mon mariage. Il était venu rendre visite à mon père et tous deux avaient discuté jusqu’à tard dans la nuit, en fumant chacun son propre narguilé. Il avait les yeux noir-charbon. Sa moustache recelait déjà des marques de sagesse. Le seul signe de vie sur son visage sombre, était le rouge saillant d’une cicatrice au bon milieu de son front.
Le grand jour arriva.
Imane est mal à l’aise.
Je ne comprenais pas le principe de cette union. Il me semblait que mes parents avaient essayé de me vendre. Ça me rappela le boucher de mon bon vieux village qui frappait le flanc de ses bêtes pour les vider de leur sang. Je n’étais plus qu’un corps. Un corps dépourvu d’âme. Un cadavre gratuit. Je marchais menée par le bras de mon père pour être attachée à celui de mon mari. Je m’efforçai d’afficher un sourire naturel mais on lisait dans mes yeux la peur d’une proie traquée par ses prédateurs.
Le lendemain, je me réveillai brusquement. La chambre était obscure. Je vis une lumière pâle orangée qui se réfléchissait sur la fenêtre. C’était la lumière de l’aurore qui se levait et recouvrait progressivement le long de mes draps. J’étais seule. Le froid me traversait les jambes. Je regardais autour de moi ces spectres hideux collés aux murs et qui m’entouraient comme si j’étais allongée dans une tombe. Bizarrement, je ressentais un resserrement au bas du ventre, des contractions gastriques, ainsi que des mélanges acidulés qui remontaient jusqu’à ma gorge pour me nourrir d’une saveur acerbe et mordante. Mon corps était paralysé. Je me sentais incapable de me mouvoir. Je voyais à peine mais la lumière caressait déjà mon bras gauche. Des lésions bleutées gonflées apparaissaient à la surface de ma peau. J’essayai de les effleurer de ma main droite, lentement et avec douceur. Je palpai la douleur par cette main tremblante et martyrisée. Je remontai mes doigts sur mon visage. Je touchai mes lèvres crispées. Je me pinçai les joues. J’étais réelle et vivante. La porte s’ouvrit. Mon corps se redressa d’un réflexe mécanique. Il était là, debout. J’avais eu peur. Il me sourit et me demanda si j’avais bien dormi. Je hochai la tête: oui.
Nous marchions côte à côte dans le souk. Il me tenait la main de ses doigts virils. Nos pouls étaient synchronisés jusqu’au moment où il me lâcha pour acheter du poisson. Les habitants du village encerclaient les stands: des uns cherchaient de vue des légumes qui leur semblaient appétissants et d’autres dégustaient quelques fruits avant de les mettre dans leur sac en plastique. J’avançais, un panier dans la main. Des passants me fixaient d’un regard glacial. D’habitude, un étranger est perçu de cette manière-là. C’est ce que dit la tradition. Mon bras me faisait mal. Ceux qui passaient par ma droite me souriaient. Les autres étaient inquiets et se retournaient, leurs yeux rivés sur moi, tout en s’éloignant. J’aperçus de loin les voisins qui habitaient près de la maison de mes parents. Ils me sourirent et demandèrent de mes nouvelles. Je ressentis l’urgence de leur faire part de ma douleur physique. Ils commencèrent à rire et me rassurèrent en me disant que c’était normal de ressentir des gênes pareilles, que les journées étaient épuisantes et, en fin de compte, c’était ça la vie. Je regardai mon bras à cet instant: les ecchymoses s’étaient dissipées.
Imane est perdue.
C’était un après-midi. Il faisait une sieste dans la salle de séjour. Je travaillais dans la cuisine qui est juste à côté. J’avais décidé de préparer du poulet au curry pour le dîner. Je devais d’abord cuire le poulet et le riz, découper quelques pommes de terre et des carottes, pour ensuite préparer la sauce. Ma mère était une très bonne cuisinière. Je ne m’étais pas encore habituée à l’emplacement des ustensiles de cuisine et je devais trouver une casserole. Mais les armoires n’étaient loin de ma portée. Je grimpai sur une chaise pour voir plus clair. La casserole était rangée au fin fond de l’armoire et, malgré mes efforts de prudence, dès que je mis ma main à l’intérieur, les assiettes tombèrent l’une après l’autre. J’essayai de les rattraper. Efforts vains. C’était comme si elles avaient attendu ce moment propice pour pouvoir fuir leur cachot. Il se réveilla comme une bête sauvage et commença à pousser des cris inarticulés. Il se dirigea vers moi et me fixa dans les yeux en me traitant d’idiote. J’avais perturbé son sommeil, mais ce n’était point mon intention. Il m’avertit d’un ton rude: je devais être attentive, calme et digne d’être son épouse. Je souris. Je ressentais déjà un sentiment d’affection envers lui. Il me prit la main doucement avant de s’emparer de mon corps. Il me chuchota dans l’oreille que je devais lui obéir dorénavant. Je ne bougeais pas. Sa main traversait ma nuque. Pour une fois, il me touchait tendrement. Ses yeux dominateurs captaient mon regard perdu. Cette douceur charnelle s’estompait avec le mouvement des caresses prodiguées par des mains qui descendaient de plus en plus. Il empoigna mes seins et me retourna brutalement avant de me signifier de me pencher en avant, les coudes sur la table en bois. L’épée entra en moi et me déchira. Mon ventre se contractait au rythme accentué du va-et-vient. Nos corps en sueur fusionnaient. Nous étions une même personne, pour la première fois.
Imane se détend.
Ma mère me manquait. J’avais envie de lui rendre visite, ce dimanche-là. Je me rappelai les moments de mon enfance désormais enfouis dans une maison qui n’était plus mienne. Ma chambre, mes amies, mes poupées, ma famille, ne demeuraient qu’un passé lointain. J’avais tant besoin de cette tendresse, de cette berceuse qui me protégeait des orages les plus violents. Depuis mes noces, j’avais oublié l’odeur de l’air de mon village qui revivifiait toute flamme qui se meurt. Je ne me souvenais plus du vent qui caressait mes joues lors de mes promenades, ni de l’hymne de la nature, ni des couleurs vives qui accompagnaient mon chemin. Je me contentais de respirer l’oxygène artificiel qui émane du bois enveloppant un mobilier antique. Il m’arrivait parfois de confondre entre jour et nuit. Les murs, en majorité, étaient dépourvus de fenêtres. Les cellules de la maison étaient éclairées par des lampes en verre translucide. Pour me situer dans le temps, j’allais contempler le seul paysage existant à travers la fenêtre de la chambre à coucher.
La porte claqua. Il était de retour. Je ne savais pas où il s’était aventuré, mais je l’attendais, assise sur le canapé. Il vint s’asseoir auprès de moi et m’enlaça. Je profitai alors de cette opportunité pour lui raconter que j’allais être absente l’après-midi et que je serais chez mes parents. Je lui expliquai honnêtement mes envies de changer d’ambiance et mes sentiments nostalgiques. Le silence nous sépara pour un moment. J’attendais sa réaction, mais tout était figé. Il ne bougeait pas. Je le regardais, immobile. Sa respiration animait le vide de la salle. Inspiration et expiration. Son cœur battait la chamade. Inspiration et expiration. Le bruit de la gifle explosa. Ses doigts se heurtaient à ma joue et mon visage se retournait progressivement sous l’effet du choc. Le ralenti se brisa. Il me fixa de ses yeux irrigués de capillaires sanguins, qui exprimaient une interdiction bien postulée. J’étais pour lui une enfant irresponsable, noyée dans l’immaturité, attachée à des amours parentales injustifiées, et surtout, j’étais ignorante. Je ne savais pas qu’une femme mariée devait s’habituer à vivre dans une boîte, en se détachant de tout lien avec le monde extérieur: c’est ça l’ignorance dont il parlait. Je ne comprenais pas sa politique de vie de couple, ni cette manière ambiguë de me traiter. Cette douce violence commençait à m’intriguer. Il me semblait que j’étais en compagnie de deux personnes qui habitent le même corps. Celle qui me faisait l’amour aveuglément et me berçait de tendresses, et l’autre qui m’agressait d’un simple regard. Je quittai le canapé d’un air malheureux et confus. J’ouvris la porte de la chambre. La fenêtre dessinait la lueur du soleil qui s’apprêtait à disparaître. Je me faufilai sous les bras chauds du lit qui me promettait de beaux rêves.
Imane s’endort.
J’étais gênée. Quand je revins, il m’attendait sur sa chaise à bascule. Je croyais lui avoir échappé. Mais je m’étais accrochée à son hameçon; faute d’imprudence. Son regard culpabilisant finit par me hanter. Je lui devais des explications: hier soir, je me réveillai alors qu’il était endormi près de moi. Le ciel était déjà noir, mais la lune avait disparu. Je m’habillai, sans aucun bruit, et je portai mes chaussures avant de m’évader. En route, les étoiles n’avaient pas pu éclairer mes pas. Je ne savais plus quelle direction prendre pour arriver à destination. C’est la maison de mes parents que je cherchais. Le village n’était pas si grand pour que je me perde ainsi. Mais j’avais probablement oublié les ruelles, par manque d’habitude. J’allais passer la nuit dans une obscurité polaire si un homme généreux du village ne m’avait pas recueillie. Il me demanda ce que je faisais dehors à cette heure tardive. Je lui dis que je ne retrouvai plus ma maison. Il me proposa alors de passer la nuit chez lui en attendant le jour. Et me voilà, de retour.
Le matin, je me réveillai terrifiée. Mon corps était allongé sur le sol glacé de la chambre. J’étais en sous-vêtements. Je tremblais de froid. J’essayai de me redresser, mais je ne le pouvais pas. Je ressentais des douleurs morbides dans mon dos. Les battements de mon cœur résonnaient dans ma colonne vertébrale. J’étais incapable de bouger mes doigts. Mes bras étaient recouverts d’hématomes qui m’empêchaient de bouger. Mes jambes, pliées en grenouille, marquaient des écoulements de sang, qui avaient dû sécher avant mon réveil. Je ne me souvenais de rien. Qu’est ce-qui s’était passé cette nuit-là? Pourquoi suis-je par terre baignant dans mon propre sang? C’est lui. Qui d’autre pourrait me faire cela? Qui d’autre pourrait m’agresser de la sorte? Comment a-t-il pu me pousser ainsi pour que je sois ainsi étendue sur sol?
Imane stresse.
J’entendis ses hurlements. Mes nerfs se contractèrent. Quelle erreur avais-je commise? Est-ce que j’avais oublié de nettoyer la chambre ou de faire la vaisselle ? Avais-je cassé une assiette par hasard? Peut-être que je faisais trop de bruit en travaillant à la cuisine. Peut-être j’avais perturbé son sommeil de nouveau, involontairement. Peut-être que je n’avais pas obéi suffisamment. Le bruit de ses pas s’intensifiait. Je sentais la terre qui tremblait sous la pression de son corps en mouvement, comme un volcan actif qui crachait une lave brûlante et destructrice. Il apparut, fou de rage. Je fus horrifiée. Mon sang se glaça dans mes veines entremêlées. Sa voix me perçait les tympans et traversait mes neurones par des synapses chaotiques. Qu’est ce-que j’avais fait? Pourquoi me blâmait-il ? Mon cerveau était tellement sous pression que je ne pouvais pas réfléchir. Je me contentais de poser des questions sans réponses. Ces questions étaient mon mécanisme de défense absurde et me permettaient de respirer. Plus je me posais des questions, plus je respirais. Je m’épuisais en attendant une réponse qui n’arrivait pas. Mon corps n’obéissait plus aux lois de gravité. Je flottais dans l’air et je me noyais dans une ambiance vertigineuse. Je sentais des mains me gifler fusant de partout. Je ne savais plus où regarder. Les cris m’aveuglaient les oreilles et m’assourdissaient les yeux. Je le voyais partout autour de moi. À gauche, à droite, en haut, en bas; je ne pouvais me réfugier nulle part. Il me fixait d’un regard traumatisant. Je pouvais percevoir sa glotte qui s’agitait au rythme des vociférations. Mes pieds étaient ancrés au sol, causant la paralysie totale de mes organes. Je voulais fuir mais je ne le pouvais pas. J’étais là, victime d’une violence infernale, engloutie par un trou noir qui enfermait les échos rauques d’un monstre fanatique.
Imane étouffe.
J’étais condamnée à l’éternel retour. Pareil au cycle de l’eau qui nourrissait les habitants de mon village, le cycle de la souffrance avait fini par s’emparer de moi.
Il me frappait. Je le laissais faire. En tout cas, je n’y pouvais rien. Chaque coup était plus violent que celui qui précédait. Je sentais les tissus de mon visage se déchirer. Mes joues étaient irriguées de fils électriques qui se détachaient et m’électrocutaient à chaque fois. Ma respiration devenait lourde, mes poumons se solidifiaient. Des chocs au bon milieu de ma poitrine ranimaient mon cœur au bord de l’infarctus. Il dénoua sa ceinture et reprit les coups. Il frappait encore plus fort et le bruit devenait plus brut. Les déchiquetures de ma peau donnaient naissance à des nécroses toxiques. Mes bleus étaient noirs. La souffrance avait atteint son apothéose. Je ne ressentais plus rien. J’étais gravement immunisée: mon corps avait acquis, tout au long de ce cycle, une insensibilité chronique à la douleur. Mes bras étaient submergés de sang. Il me poussa monstrueusement. Mon corps se heurta au mur pour mieux compléter sa dégénérescence. Mes vêtements se déchirèrent. Il se déshabilla. La violence en personne me pénétrait désormais. Je ressentais profondément sa rigidité érectile. Mon abdomen se resserrait avec le durcissement du coït. Le venin se déversa enfin dans mon intérieur et finit par dévorer le reste des substances saines qui me gardaient en vie.
La douleur est une drogue que je ne peux abandonner. Elle s’est enracinée en moi, comme une morphine qui me soulage des métastases de tristesse jalonnant mon organisme.
Imane saigne.
Imane… Imane… Respire… Détends-toi… Remonte lentement vers la surface… vers cette source lumineuse qui t’appelle… qui t’attend… Respire profondément… Calme-toi… Ote tes chaînes… Libère-toi…Détache-toi de ta culpabilité… de ce statut de victime que tu te donnes… de ce statut de bourreau que tu lui donnes…
Imane… Ton mari t’aime… Ton mari n’est pas ton bourreau… Tes démons te manipulent… Il ne t’a jamais touchée… Tu ne le lui as jamais permis… Mais il t’a aimée… et il t’aime encore…
Imane… Remonte lentement vers la surface… Laisse tomber cette drogue qui te mine… qui te dévore… qui te ronge de l’intérieur… qui marque ton corps de cicatrices … et qui a marqué ton front depuis ton enfance…
Imane… Quand je finis le compte à rebours, tu retrouveras la paix… Tu le regarderas avec amour… Et, surtout, tu ne te feras plus de mal…tu auras foi en toi…
Cinq… quatre… trois… deux… un… zéro…
Réveille-toi, Imane…