Liban…
Décennies de guerres et de conflits…
Destructions, massacres, génocides, crises, traumatismes individuels et collectifs…
Qui sont les victimes?
Qui sont les bourreaux?
Qui sont les responsables de la construction de la paix?
TOUS et TOUTES ! Quelles que soient nos appartenances, nos origines, et quels que soient nos penchants et nos dieux!
La responsabilisation partagée répond en quelque sorte au problème du silence sur la part des responsabilités de tous les acteurs de la guerre; un silence qui devient de plus en plus pesant, mais qui est souvent banalisé. En outre, elle remet en question le phénomène de la réconciliation fondée sur le fait accompli et la dynamique de l’oubli après les accords de Taëf (1989) qui a enfermé beaucoup de libanais dans des mémoires cloisonnées les unes des autres. Par ailleurs, elle implique « le partage des connaissances » ou la construction du savoir ainsi que des droits et des responsabilités citoyennes, et même d’une fécondation réciproque dépassant une simple coexistence. Ce partage-interpénétration-fécondation concerne les instances religieuses, les élites, les pouvoirs publics et les divers autres acteurs de la société civile et de la diaspora libanaises.
Point de départ? Organisons des débats publics, dont l’objectif serait de travailler à une déconstruction-reconstruction de certaines pensées et pratiques, en admettant le travail de la négation comme moyen de résistance et source de régénérescence. En d’autres termes, il est nécessaire de remettre en cause le monopole des élites et des experts sur la production des connaissances, sur leur diffusion et leur application, tout en faisant bénéficier chaque lutte de la force et de la spécificité des uns et des autres. Cet apport est d’autant plus important que l’activisme d’aujourd’hui, peut-être par manque de méthode, est souvent mal avisé; les mouvements actuels sont parfois restreints, et ils manquent d’envergure et d’attrait pour gagner une large base d’appui. Les projets traduisent rarement une compréhension plus large des causes systémiques à nos problèmes et ne proposent pratiquement jamais d’alternatives institutionnelles viables au statu quo de manière à entretenir l’espoir et la motivation. Vues de l’extérieur (et souvent même de l’intérieur), la plupart des actions ressemblent au statu quo, ou semblent même pires que lui. Il s’ensuit qu’elles restent souvent impuissantes à déloger le profond cynisme de Monsieur et Madame Tout-le-monde.
L’expression « débat public » est certes devenue le mot d’ordre des mouvements sociaux et des pouvoirs publics. Selon certains, elle se galvaude et désigne une pluralité de dispositifs qui n’ont pas tous la même finalité. Personnellement, j’adopte cette définition: toute procédure de mise en discussion publique des choix collectifs – forums hybrides ou pluriels, états généraux, consultations nationales, conférences regroupant des individus et des collectivités, concertations, co-constructions de décisions avec participations en amont (qui ne s’opposeraient pas à la représentation mais qui la complèteraient), diffusion de l’information, etc. En Sciences politiques, on parle de démocratie participative, qui vise à encourager la participation directe des citoyens dans l’élaboration de décisions ou de politiques publiques; celle-ci est complémentaire à la démocratie représentative, qui, elle, confère de surcroît une légitimité aux représentants par le jeu du processus électoral.
Le débat public au Liban aurait besoin d’un renforcement, d’une valorisation de la part de la société civile, du gouvernement, des instances religieuses et des élites, ainsi qu’un élargissement de sa portée. Il serait inexact de l’interpréter comme l’expression d’une défense égoïste d’intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. Il contribue plutôt à la « restauration du politique », à ce que la politique devienne le domaine de l’innovation libre, à ce que le renouvellement de la régulation des rapports politique-société-religion ne soit pas perçu comme dangereux puisqu’il est animé d’un désir éthique – esprit de partage, de fécondation, et non d’exclusion -, ni impossible à entreprendre, puisqu’il recherche des valeurs minimales comme la liberté de pensée, d’opinion et de croyance, et donc, plus que le pluralisme, le droit à l’incroyance, ainsi que les valeurs de la vie, comme la santé, la justice et la joie d’être soi-même en lien avec les autres.
Actuellement et à première vue, on aurait raison de perdre espoir quant à l’avenir du Liban, surtout que nous sommes pris par l’étau de la guerre, que les beaux principes énoncés dans la Constitution libanaise – république démocratique parlementaire, fondée sur le respect des libertés publiques (de croyance et d’opinion en premier lieu), la justice sociale, l’égalité des droits comme des obligations entre tous les citoyens sans discrimination – sont loin d’être appliqués et semblent même utopiques à l’ombre d’un système partagé, confessionnel, qui réduit par mille moyens, par d’innombrables pressions, la liberté individuelle ou les libertés publique. Ajoutons à cela une situation où l’amnésie favorise plus l’amnistie et la déresponsabilisation des dirigeants que la réconciliation, une économie chancelante, ainsi que l’élargissement du fossé entre les classes sociales et entre le « Centre » et le « Liban périphérique ».
Le chemin des réformes et de la reconstruction reste certes parsemé d’obstacles en tous genres, mais comme l’affirme Pierre Messmer: « Les libanais n’ont jamais cessé de résister pour conserver leur liberté et leur identité. Ils ont subi de nombreuses invasions, ils ont affronté les pires épreuves, ils ont maintes fois été menacés de disparaître mais ils n’ont jamais désespéré de leur pays (…). A l’instar des québécois par exemple, les libanais démontrent qu’un peuple qui ne se résigne pas ne peut pas mourir ».
Toutefois, pour que ce pays advienne, il ne suffit pas de vivre un « printemps de Beyrouth », ni que l’on milite pour des élections législatives permettant une représentation équitable des confessions ‘officielles’; ni que l’on s’unisse entre chrétiens et musulmans. Il est aussi important de revoir en profondeur les structures socio-politiques en vigueur et les discours et pratiques qui les renforcent d’une manière ou d’une autre. À défaut, le pays aura pris, encore une fois, un nouveau faux départ.
Organisons des débats publics et osons poser et répondre aux questions suivantes :
Comment réconcilier le pays avec lui-même et dans quelle relation avec son environnement régional et international?
Comment les institutions de la deuxième République vont-elles concilier les exigences de l’ordre public et celle des libertés?
Comment construire au Liban un espace commun, une intelligibilité commune, qui se nourrit de plusieurs Libans, de Libans inachevés, sans nier leurs spécificités et sans les ériger en singularités absolues?
Et face à cette incertitude et à cet inachèvement, où se dirige le Liban?
Pour ma part, en tant que libanaise ayant survécu à la guerre, mais ayant aussi connu des ‘lieux’ de dialogues et de convivialité, je porte en moi un refus de la fatalité et l’espérance d’un monde meilleur qui ne peut se construire tout seul et sûrement pas sans un réel travail de mémoire, et donc de deuil et de réconciliation. C’est la flamme qui m’anime, et c’est le défi que je tente de relever: penser l’altérité, mais surtout, construire des lieux qui reconnaissent l’identité non comme une page blanche, ni comme déjà écrite, mais comme partiellement écrite et appelant à la poursuite de l’écriture; une identité comme une somme de diverses appartenances en cheminement, au carrefour de multiples chemins, de plusieurs aventures, médiatrice, non confondue avec une appartenance érigée en appartenance suprême et unique, en une fin en soi et « en un instrument d’exclusion », parfois en « un instrument de guerre ».
« Nous sera-t-il possible d’émerger un jour… et d’épargner à nos enfants notre exception culturelle et notre danse éternelle avec le danger ? Ce n’est donc pas un hasard si les légendes phéniciennes, celle du Phénix et celle d’Adonis, celle de l’oiseau de feu qui renaît de ses cendres et celle de l’éphèbe tué par un sanglier et dont le sang a fleuri les printemps à venir, sont issues de cette terre. Chez nous, la mort naturelle est une bénédiction. Le reste du temps, on meurt à l’arraché, parce que d’autres vous effacent, parce que votre vie dérange. Voilà pourquoi les principes de Paradis, de Résurrection et de Réincarnation ne sont pas pour nous de vains mots. Dans un pays où la chronique des faits divers, qui parle de chiens écrasés, signale quotidiennement des cadavres non identifiés retrouvés çà et là, il était temps que l’on cesse de traiter la mort comme un événement banal.
« (…) Voilà pourquoi, au regard de l’histoire, il nous est vital que plus personne au Liban ne meure pour rien. Demain, quand les premières cloches sonneront la joie de la Résurrection, nous célébrerons Pâques pour la mille neuf cent soixante douzième fois. Près de deux millénaires que les croyants se transmettent, de génération en génération, la vie de Dieu sur terre et transforment le siècle en éternité. Faut-il que tous les justes meurent au seuil des terres promises ? Faut-il qu’ils meurent pour que l’histoire bascule et que les peuples frustrés se révoltent et luttent enfin pour leur dignité ? La mer est bleue, la ville est blanche et les chantiers continuent, mais rien n’est plus pareil.
« La résurrection est en marche, il lui faut des Pâques, un passage, et passeurs nous sommes, et le reste est un long printemps ». (Abou-Dib, F., L’Orient-le-Jour, 2005-03-28)