Je fais partie de la génération des enfants de la guerre des années 70-80 du siècle dernier au Liban. Suite aux accords de Taëf et l’arrêt des combats internes en 1989-1990, je portai en moi tant une mémoire meurtrie que la soif de la découverte de la vérité sur le passé. Construire mon identité en tant qu’adolescente et jeune adulte allait de pair avec une dynamique cathartique du ressouvenir, laquelle passait inévitablement par la rencontre avec l’autre (de religion/confession différente et l’a-religieux/confessionnel), et par la compréhension des relations politique-religion-société, religion-guerre-paix, religieux-sécularisation etc. La guerre était perçue surtout en tant que guerre civile islamo-chrétienne, ce que finalement j’ai pu déconstruire avec le temps, l’activisme et la recherche académique.
L’identité religieuse fut certes instrumentalisée, mais cette instrumentalisation n’explique pas à elle seule les multiples visages des conflits sur le sol libanais. Elle n’explique pas à elle seule le sexisme omniprésent dans tous les secteurs de la société libanaise. Certes, celui-ci marque en force le domaine du religieux, surtout la production du savoir sur le religieux et la gestion du sacré. En effet, bien qu’il existe des individus qui adoptent une vision du monde égalitaire, l’égalité des genres à ces niveaux est quasi-absente. Les obstacles restent nombreux à l’acceptation et la reconnaissance des discours et pratiques des femmes. En ce sens, le religieux et l’identité religieuse, ou leur instrumentalisation, sont oppressants – les ‘lieux’ d’oppression sont beaucoup plus étendus que les ‘lieux’ épanouissants et libérateurs. Et les différences ne peuvent être établies uniquement entre communautés chrétiennes d’une part et communautés islamiques de l’autre. Il est évident que certaines différences fondamentales existent entre les divers statuts personnels (lesquels sont religieux/confessionnels), surtout en ce qui concerne le mariage, le divorce, la garde des enfants et l’héritage. Toutefois, la même logique, ou le même système se retrouve à tous les niveaux, à savoir le patriarcat, et marque les schèmes mentaux depuis des millénaires.
Aussi, le message religieux, dans son interaction avec les individus et organisations féministes au Liban, est à analyser avec précaution. Il peut devenir un obstacle à la remise en cause des normes sociales lesquelles sont en partie déterminées par la religion. Il peut servir au contraire d’instrument pour rendre les revendications féministes plus acceptables. D’ailleurs, il représente un outil indispensable – matériel et symbolique – à maîtriser pour certaines féministes.
La situation peut-elle évoluer ? Oui, si la lutte a lieu à deux niveaux interreliés, tant au sein des systèmes religieux (comme les théologiennes féministes tentent de faire en Amérique du Nord), que de l’extérieur (individus et mouvements qui luttent pour les droits des femmes, et les droits humains en général, et qui seraient de tendance séculariste). Au Liban, les organisations et individus féministes ont de plus en plus d’impact auprès de certaines tranches de la société, même s’il s’agit de ‘baby steps’ au sein d’un long et pénible processus, mais la lutte à partir de l’intérieur des systèmes religieux est bien loin d’être enclenchée, ou se fait-elle à titre individuel et ponctuel.
Par ailleurs, les féministes (la plupart) se campent souvent ici sur leurs positions, sans qu’il n’y ait de véritables partenariats entre celles qui sont a-religieuses et celles qui sont pro. Les tours d’ivoire sont nombreuses, là où ‘le monde extérieur’ ne peut atteindre l’unité interne, avec l’ivoire comme symbole de matériau recherché que l’on peut ciseler à son aise. Ainsi, ceux et celles qui se trouvent dans leurs tours peuvent-ils/elles jouir d’un lieu privilégié transformé à leur goût, un lieu qui empêche de s’engager avec les AUTRES, pour SOI et les AUTRES, pour une communion humaine et citoyenne à la base de toute avancée, de toute évolution vers le meilleur, de toute survie !
Il me semble plus que nécessaire d’édifier cette communion, cette unité dans la diversité des voix-es féministes libanaises, et de la recréer tous les jours en tenant compte de l’intersection des dominations et des expériences que chacune fait de l’oppression des femmes. Ce sont la compréhension de ces processus et situations diverses, et la construction de ponts en tenant compte de la richesse des différences, dont le religieux et l’a-religieux, qui détermineront notre capacité à porter le projet politique féministe, et à mettre en œuvre des pratiques d’émancipation de et pour toutes les femmes.