Mon article publié par l’Orient-le-Jour (Liban, 21-11-2013)
À première vue, l’on peut affirmer qu’une partie des Libanaises jouissent d’une marge de liberté introuvable dans certains pays avoisinants, qu’elles peuvent conduire une voiture, enseigner dans des classes mixtes à l’école et à l’université, avoir accès aux soins de santé comme les hommes, boire un kir royal dans un bar huppé de Beyrouth, se pavaner en minijupe, devenir directrice d’une agence ou entrepreneure… Et l’on peut se réjouir de certains acquis ou avancées : la Constitution libanaise engage le Liban à appliquer la déclaration universelle des droits de l’homme et proclame l’égalité politique des Libanais ; le Liban a ratifié la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes en 1997 (pourtant avec des réserves : articles 9, 16 et 29) ; quelques progrès furent réalisés dans le domaine de l’éducation des femmes, en particulier l’éducation supérieure – selon le Programme des Nations unies pour le développement, les femmes représentent la moitié de la population universitaire libanaise ; l’article 562 du code pénal concernant les crimes d’honneur fut aboli en 2011 ; la société civile inclut des individus, des groupes et des associations militant pour les droits humains et les droits des femmes en particulier depuis des décennies, et dont les initiatives ne peuvent qu’être louées.
Toutefois, selon le rapport mondial sur l’écart entre les genres publié il y a moins d’un mois par le Forum économique mondial (WEF) à Genève, le Liban occupe la 123e place sur 136 pays, avec une piètre 133e place au niveau de la participation à la vie politique. Les dispositions légales discriminatoires à l’égard des femmes persistent dans la loi sur le statut personnel et dans le code pénal – l’acquittement d’un violeur condamné s’il épouse sa victime en est un exemple flagrant ! La violence domestique et le viol marital constituent une problématique d’envergure nationale à traiter d’urgence. Selon une étude menée par le Fonds des Nations unies pour la population, plus des deux tiers des femmes du pays souffrent d’une forme de violence domestique. Roula Yaacoub, cette jeune mère battue à mort par son époux au mois de juillet, ne constitue nullement un cas isolé. Le projet de loi récemment approuvé par une commission parlementaire nécessite des amendements, surtout qu’il n’y est pas question de criminalisation du viol marital et qu’il préserve l’autorité des lois religieuses. En outre, la loi libanaise interdit qu’une femme puisse passer sa nationalité à ses enfants et son mari ; or cette question de transmission de la nationalité n’est pas marginale. Elle est liée aux problématiques de la citoyenneté, de l’identité, de la gestion de la diversité, du confessionnalisme et du statut personnel. Au Liban, plus d’un million de femmes seraient en âge de travailler alors que la grande majorité d’entre elles sont inactives – le taux d’activité selon le rapport de la Banque mondiale est de 22 %.
Pourquoi la cause des droits des femmes peine-t-elle à avancer ? Je cite ici quelques obstacles, sans prétendre à l’exhaustivité : la guerre (physique et psychologique), le racisme et les injustices sociales, l’ignorance culturelle, les déboires du confessionnalisme en tant que système de gestion sociopolitique (communautarisme et confessionnalisme juridique ou du statut personnel) et train de vie/mentalité, les interprétations religieuses littérales et conservatrices des textes sacrés et la montée des fondamentalismes et mouvements extrémistes, les tours d’ivoire au sein de la société civile (la compétition malsaine et la rareté des partenariats), la léthargie d’une large partie du peuple (dont les jeunes universitaires, ou leur suivisme à l’aveuglette qui les empêche de s’engager dans la défense de causes communes et nationales telle les droits humains), le système patriarcal et la mentalité patriarcale (enfermant certes l’homme en des rôles et images stéréotypées, mais encore plus, la femme), le sexisme et la misogynie internes (entre femmes), etc.
Face à ces nombreux obstacles et à bien d’autres encore, que faire ? Il est évident qu’un examen et une révision systématiques de toute la législation devrait être entrepris afin d’atteindre une conformité totale aux dispositions des conventions internationales ratifiées par le Liban, et qu’un code du statut personnel civil commun devrait être adopté. Mais les lois ne suffisent pas. On l’a bien vu avec la fameuse loi sur le tabagisme dans les lieux publics. Il va falloir agir, à partir de la base, et élargir les lieux de lutte, tout en créant des partenariats tant au sein de la société civile qu’avec des institutions étatiques et politiques. Une révolution des mentalités devrait advenir, même si cela devait prendre des décennies. Pour que, justement, les femmes cessent d’être spectatrices, figurantes, mineures qui ne peuvent décider, exclues de la vie publique, de la politique, de l’histoire, et cessent d’être réduites à leur seule nature et condition de mère/épouse soumise ou de bel objet à admirer et baiser. Cette révolution, les femmes vont devoir la faire, mais avec les hommes, pour le bien de tous, quelle que soit leur appartenance. Pour les progrès restant à accomplir, beaucoup d’efforts seront encore nécessaires, mais ce ne sera qu’un défi de plus à relever. Car au-delà des empêchements, des doutes et des difficultés, le génie des êtres humains, le génie des Libanais (es), c’est de croire en soi et en l’égalité, de ne pas baisser la garde et de continuer à lutter pour ses droits.
*Le texte est un résumé de la conférence donnée par la Dre Chrabieh le samedi 9 novembre 2013 au Salon francophone du livre de Beyrouth (table ronde sur La cause des droits des femmes au Liban : avancées et obstacles – Liban, Algérie, France –, organisée par Women in Front).