Dans le cadre d’un projet de travail, j’ai été emmenée à passer quelques jours en Arabie Saoudite, a Dhahran pour être plus précise, la région la plus ouverte du pays.
De l’Arabie Saoudite, je ne connaissais que les dates, le pétrole, le livre de Sultana et les racontars. Essentiellement, toutes mes connaissances qui y vivent/ont vécu – pour du travail bien sûr – n’ont pas aimé y être.
Pendant 5 jours, j’ai appris à ne pas sortir de ma chambre d’hôtel sans aabaya, à éviter les hommes en gallaba comme la peste, à composer avec des petits fonctionnaires saoudiens imbus d’un pouvoir dérisoire… comme ce moment où, au passage des douanes, à l’entrée au pays, on me demande ainsi qu’à mes deux collègues de couper la longue file d’attente afin de nous diriger vers une « cabine » de douanier où personne n’attendait. Deux d’entre nous passent, mais le douanier décide de faire passer un saoudien juste avant ma collègue. Il entame une conversation de 15 minutes avec le monsieur qui, au cours de ladite conversation, répond à son téléphone et parle pendant un autre quart d’heure, avant de retourner à sa conversation avec le douanier… 40 minutes plus tard, nous pouvons enfin passer.
Bref, je me rends bien compte maintenant que notre séjour aurait pu être bien pire et qu’au final, tous ces moments en aabaya n’étaient pas si pires. Il n’empêche que les quelques minutes passées dehors, toute de noire vêtue, sous la chaleur torride, me font demander comment ces femmes supportent ce noir de la tête aux pieds…
D’accord, je porte peut-être un regard péjoratif envers ces femmes. Mais la question me hante : comment la majorité des femmes ont-elles la force de vivre dans une servitude totale vis-à-vis d’un système … archaïque (pour ne pas dire autre chose) – parce qu’il en faut de la force pour subir un joug – et ne pas avoir la force de remettre en question – et de lutter- contre cet état de fait?
Au cours de ce voyage, quelques remarques et quelques lectures ont déclenché encore plus de questionnements :
D’abord, en réponse à une blague, la mère d’une de mes collègues déclare que sa fille ne montera pas en voiture si elle poste sa aabaya à l’aéroport.
Ensuite, la remarque « au moins au Liban les droits des femmes sont “conservés” » (traduction littérale de l’arabe : « 7kouk el mara ma7fouza ») a d’abord suscité mon accord, instinctif lorsque j’étais en aabaya, avant que je ne me reprenne et que je réalise que les apparences sont trompeuses.
Enfin, à l’aéroport, durant nos 3 heures de transfert à Doha, en rentrant au Liban, j’ai lu un extrait du livre de Jean Sassoon « Princess Sultana’s Daughters » qui raconte la condition des femmes de la royauté en Arabie Saoudite.
A partir de là je ne peux m’empêcher de me demander quelle est la différence entre une femme saoudienne totalement à la merci des hommes de sa famille, habillée en noir des pieds à la tête et qui n’a pas le droit de conduire et celles qui, libres de s’habiller comme elles veulent, libres de choisir leur maris, libres de conduire, sacrifient leurs vies et leurs rêves pour la carrière de leur mari, travaillent à mi-temps ou rentrent tôt pour préparer le repas à leur mari.
C’est là où les apparences sont trompeuses… parce qu’au Liban, pays entouré de nations aux régimes plus durs, contrée de vacances pour les Arabes justement (Arabie Saoudite entre autre), les femmes ne sont pas toutes en aabaya ; elles conduisent, travaillent, sortent, boivent, et ont accès à bien des distractions, services et autres. Au Liban, les femmes semblent libres comme l’air ; libres de leur destin, de leurs actions et de leurs droits… Tant qu’on ne cherche pas à gratter cette image que nous renvoie la vie sociale du Liban, il est bien facile d’y croire.
La situation (et la comparaison, même si elle ne devrait pas se faire) entre l’Arabie Saoudite et le Liban me fait penser à un prisonnier oublié dans une cellule sous terre, survivant dans des conditions inhumaines et à un autre, condamné à vivre à perpétuité dans une grande chambre avec trois repas par jour et une vue de rêve, et la porte de la prison cachée par une peinture merveilleuse…
Qu’est ce qui prime dans ce cas ? Une crainte pour sa survie immédiate ou l’illusion de liberté ? Le format de la prison ou les limites de la liberté ?
Peut-être que l’illusion de liberté est aveuglante lorsque les besoins essentiels du corps sont satisfaits. Peut-être est-il plus facile de se convaincre qu’une situation donnée est un choix personnel lorsque la survie de base est assurée… Lorsque le corps va tout va…
Je sais que je n’invente rien, mais dans ce cas précis, il me semble que cette dualité/contradiction est directement liée à la condition de bien des femmes.
De plus, quelle est la différence entre ces femmes qui n’ont juridiquement pas d’égalité avec les hommes mais qui obtiennent ces égalités grâce à un employeur équitable et/ou une famille « ouverte » et « moderne » (même si ces termes sont génériques et ne véhiculent pas nécessairement la même chose pour tout le monde) et qui les aident et protègent (en cas de séparation, divorce, agression, etc.) – comme cette femme saoudienne qui a défié l’interdiction de conduire et que son mari a filmé au volant, en signe d’encouragement, et celles qui ont légalement des droits qui ne sont pas appliqués ni renforcés (comme ces femmes battues dans les pays où il existe des structures légales pour leur venir en aide) ?
Bien sûr, je suis pleinement consciente qu’au Liban les femmes sont loin d’avoir leurs droits, mais quatre jours dans la ville la plus ouverte d’Arabie Saoudite m’ont permis de réaliser que finalement, malgré tout le travail à faire au Liban, au moins nous avons une illusion que d’autres n’ont pas. Une illusion qui leurre l’Occident mais qui fait de nous un paradis pour celles qui sont encore plus opprimées…
Au royaume des aveugles, le borgne est roi…
Nous, au moins, on peut conduire… Même s’il y aura tout le temps plein d’hommes pour nous dire comment faire demi-tour…
Nous, au moins on peut monter seules sur scène et chanter…. Même s’il y en aura toujours pour nous traiter de putes (avec tous mes respects pour celles-ci justement)…
Nous au moins, on peut être photographes même s’il y en aura toujours pour nous dire comment prendre une photo…
Nous au moins, nous au moins… La liste est très longue. Et c’est justement là où je reviens aux apparences…
Parce qu’on a beau porter des jupes courtes à la mode, on a beau avoir la liberté de boire et de fumer et de conduire, au Liban, il y en aura toujours à qui l’on dit qui épouser, quoi ne pas faire… Il y en aura toujours qui n’ont pas le droit de travailler (c’est même écrit en chanson … Sans commentaires), ou de choisir leur vie… Et tant qu’il y a des femmes qui n’ont pas de droits, aucune d’entre nous ne peut en avoir. Parce que l’égalité des droits ne peut pas s’arrêter à quelques individus. Si elle n’est pas absolue, il y en aura toujours pour la contester et donc l’invalider.
Mais ce qui me fait encore plus peur, au-delà des différences du cadre légal entre le Liban et l’Arabie Saoudite, ce sont les similitudes…. La quasi-absence de recours pour les femmes agressées sexuellement et/ou autre, le viol conjugal, le crime d’honneur (chez les chrétiens et les musulmans, que personne ne se fasse d’illusions…), la garde des enfants, l’obligation au mariage… Et là où la famille ne met pas de pression, la société s’en charge…
Et pour clore le texte et la réflexion, à l’aéroport, à notre arrivée, nous avons attendu 3 heures le bon vouloir de celui qui vérifie les passeports à l’entrée du pays afin que monsieur daigne rendre le passeport à la dernière personne du groupe. La raison de l’attente? Absolument aucune. Môssieur faisait un exercice de pouvoir… Un exercice qui s’est répété durant 4 jours avec d’autres représentants de la loi qui jouissaient d’un minuscule pouvoir sur nous (comme je le disais au début)…
J’avoue, pendant 4 jours, avoir détesté chaque seconde passée en Arabie Saoudite. Et, moi qui râlais contre le Liban parce que je le comparais au Canada, j’avais hâte pendant 4 jours de retourner au Liban ou, au moins, « ça n’arrive pas. »
Mais là, dans l’avion, je me toise avec ironie. Ça n’arrive pas ? Vraiment ?
Pense à l’embouteillage monstre causé par un « daraké » qui fait un brin de causette avec un chauffeur, ou au « amen aam » à l’aéroport qui décide de fouiller tes bagages pour te glisser son numéro de téléphone, ou à l’employé d’une administration quelconque qui ne veut vraiment pas coopérer… Ici, ou à Montréal…
Comme quoi, sous tous les cieux, l’être humain est le même. Certains se vêtent d’un pouvoir dérisoire sur les autres, pendant que d’autres rêvent de simplement pouvoir être…