LA SEXUALITE… ENTRE SACRALITE ET REFOULEMENT

sexe et religions Pamela ChrabiehQuelle ne fut la surprise de mes étudiants-es universitaires lorsqu’ils/elles découvrirent l’existence dans le temple de Bacchus à Baalbek il y a plus de deux millénaires, des rituels de sexualité sacrée arrosés de vin en abondance, dans un lieu VIP incluant les princes et les généraux ainsi que les prêtresses du temple…

Quelle ne fut leur surprise en découvrant que le monde hindou regorge d’un mélange de plaisirs sexuels et de croyances religieuses, de servantes des dieux (les devasdasi) appartenant à un époux divin qu’elles étaient tenues de divertir et, pour que la jouissance soit parfaite, de combler charnellement – mais leur divin marie étant par nature absent, c’était à ses invités qu’elles devaient offrir un avant-goût des plaisirs qui les attendaient dans l’au-delà, après la mort.

Quelle ne fut leur surprise lorsque je leur présentai des images de la Mésopotamie où la sexualité était tout à fait naturelle, où les babyloniens lui portaient un regard décomplexé, pour ne pas dire laudatif. Dans la célèbre Epopée de Gilgamesh, n’est-ce pas une prostituée nommée Lajoyeuse qui va civiliser l’un des protagonistes, le faisant passer de l’état de bête à celui d’homme par son art de l’amour ? La mythologie des Sumériens, qui furent parmi les premiers habitants de la Mésopotamie, relate notamment que le dieu Enlil, l’une des divinités suprêmes du panthéon, poursuivit de ses assiduités la jeune déesse Ninlil, la viola et la mit enceinte. Puni par l’assemblée des dieux, Enlil ne se priva pas de recommencer. Et que penser des amours de la déesse Inanna, plus tard Ishtar, puis rattachée à Aphrodite ? Divinité féminine la plus importante en Mésopotamie, elle règne sur l’amour physique, charnel et passionnel. Déesse torride, insatiable dans ses ébats, harcelant sexuellement mortels et immortels :

« Quant à moi, à ma vulve, tertre rebondi, moi, jouvencelle, qui me labourera ? Ma vulve, ce terrain humide que je suis, moi, reine, qui y mettra ses bœufs ? (…) Laboure-moi donc la vulve, ô homme de mon cœur ! »

Que ne fut leur surprise lorsqu’ils/elles eurent vent de certaines prières adressées à Ishtar par ses fervents adorateurs afin de parvenir à leurs fins, montrant qu’à cette époque, plaisir sexuel et sentiment religieux n’avaient rien d’antinomique:

« Prends-moi ! N’aie pas peur ! Bande sans crainte ! Par ordre d’Ishtar, de Shamash, d’Ea et d’Asalluhi ! Cette recette n’est pas de moi : c’est celle-là même d’Ishtar, déesse de l’amour ! On recueillera quelques poils arrachés à un bouc en rut, un peu de son sperme (…) ; on amalgamera le tout ensemble pour le fixer aux lombes de l’amant, après avoir récité sept fois, par-dessus, la susdite prière ».

L’hiérogamie ou le mariage sacré, fut d’ailleurs un rite religieux important aux IIIe et IIe millénaires avant notre ère. Censé mimer les amours d’Ishtar et de Dumuzi ou Tammuz, il avait lieu lors de la fête du Nouvel An, s’incarnant en une rencontre charnelle entre le roi et la prêtresse de la déesse ou une hiérodule ; rencontre censée apporter fertilité au peuple et au pays. Gage de récoltes abondantes et approbation du pouvoir du roi par les dieux.

Etrange résonnance dans le Cantique des Cantiques entre ce magnifique chant d’amour et ceux entonnés par les hiérodules lors du mariage sacré :

« Embrasse-moi à pleine bouche : tes caresses sont bien meilleures que le vin, (…) ta personne est un parfum qui embaume : les jeunes femmes sont folles de toi ! Entraîne-moi à ta suite : courons ! Le roi m’a introduite en sa chambre : folâtrons, jouissons de toi ! Ah, que l’on a raison de t’aimer » (1, 2-4).

Et pourtant, en Deutéronome 23,18 : « Il n’y aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d’Israël, ni de prostitué sacré parmi les fils d’Israël »… Sexualité sacrée qualifiée de « prostitution » à connotation négative, d’infidélité envers le Dieu d’Israël. L’anathème le plus fort est jeté sur cette pratique par le Judaïsme. Toutefois, on se rend compte d’une certaine ambiguïté puisque la prostitution est autorisée pour les étrangères. Aussi, n’est pas appelée « prostituée » la femme que son père prête contre de l’argent, mais seulement la femme qui est sous l’autorité d’un homme et qui, sans son approbation, vend ou donne ses charmes. C’est le détournement du bien d’un chef de famille qui est interdit, pas le commerce sexuel. La Bible montre de fait que les hommes ont facilement recours aux prostituées (Genèse 38,15), alors que les livres de sagesse répètent à qui mieux mieux le conseil d’éviter celles qui vous prendront dans leurs filets pour vous dépouiller de tous vos biens. Les recommandations sont du domaine de la prudence, non du respect des personnes, et la prostituée est un personnage bien présent dans le monde de la Bible.

Selon Elisabeth Dufourcq, « l’humanité de l’Evangile est sexuée et heureuse de l’être (…). Jésus considère le couple comme générique de l’humanité. C’est pourquoi il dépasse la Loi, qui admet la répudiation et dénonce surtout la dureté du cœur de celui ou celle qui abandonne. Cette fermeté de principe tranche avec la compassion avec laquelle il traite les femmes écrasées par la rigueur d’une loi toujours interprétée par l’homme. Par exemple, Jésus sauve la vie d’une femme adultère, traînée hors de la ville pour être lapidée (Jean 8). Implicitement, il replace le problème de la faute sexuelle dans une perspective de justice. S’il y a une femme adultère, c’est bien qu’il y a eu un homme… Il ne condamne pas non plus la femme samaritaine (Jean 4) qui a eu 5 maris et vit avec un 6ème. C’est même à elle qu’il révèle pour la première fois qu’il est le Messie. C’est à la fois une célébration de la tendresse et un hommage rendu à la femme méprisée (…) » (Le Monde des Religions, juillet-août 2009, p.26).

Saint-Paul jouera-t-il un rôle important dans le refoulement de la sexualité ? Afin de répondre à cette question, il faut distinguer le message de Paul et son instrumentalisation. Aussi, selon Dufourcq, « de son temps, le port de Corinthe comptait plus de 10 000 prostituées. En revanche, dans les milieux juifs hellénisés, l’influence stoïcienne était forte, en réaction contre l’érotisme ambiant et débridé. Dans ce contexte, saint Paul a pour mission d’implanter durablement des communautés en Grèce et à Rome. Il est donc très soucieux de décence ; les fidèles doivent renoncer à la fornication, à l’inceste, aux scandales (1 Corinthiens 5). Le responsable d’une communauté doit être mari d’une seule femme. En termes de morale conjugale, quand Paul écrit ‘Femmes soyez soumises à vos maris’, il n’écrit rien de neuf dans la Méditerranée de son temps. Mais lorsqu’il dit ‘Maris aimez vos femmes comme le Christ aime son Eglise, il parle d’un engagement mystique très neuf qui sera ensuite perverti : ‘Le mari est le chef de la femme comme le Christ est le chef de l’Eglise’ !! » (op.cit. p.27)

Notons aussi la différence entre Christianismes oriental et occidental. En Occident c’est l’influence de Saint Augustin qui se fera ressentir, pour lequel la femme est la cause du péché originel, inscrivant celui-ci dans la nature de la femme. Au Moyen-Age, les écrits sur les femmes sont misogynes et morbides, traduisant la frustration répressive de la sexualité, mélange entre horreur et fascination envers la femme. Puis l’idéal féminin fut sublimé en la Vierge Marie, la Theotokos. Et l’Eglise s’identifiera à elle. L’Inquisition du 13ème siècle mise en place pour lutter contre les hérésies prend en horreur le savoir des femmes. On connaît le nombre effrayant de bûchers dressés jusqu’au milieu du 18e siècle. En  Orient, très tôt beaucoup d’évêques sont mariés et respectent leurs filles et épouses, mais conceptuellement, ils admirent la virginité, bons disciples d’Aristote et de Platon. Bien qu’heureux dans leur mariage, ils voudraient que l’essentiel de la vie s’élève au-dessus du terrain mortel (référence à Grégoire de Nysse et Denys l’Aréopagyte).

Et puis ? Une éducation surtout culpabilisante, écrasant les femmes, surtout dans le domaine de la sexualité. Les avancées de la médecine au milieu du 20e siècle contribuèrent à une certaine révolution sexuelle, du moins en Europe et en Amérique du Nord. Et le débat reste ouvert actuellement entre consulter le médecin de l’âme et celui du corps, ainsi que le psychanalyste et le sexologue.

Qu’en est-il de l’Islam ? Je m’inspire ici des travaux de l’anthropologue et psychanalyste Malek Chebel, notamment son Dictionnaire de l’amour en Islam (1995) et Le Kama Sutra arabe (2006). L’on peut être un musulman fidèle, respectueux du texte sacré, sans être ennemi de la jouissance charnelle. « On m’a fait aimer en ce bas monde trois choses : les parfums, les femmes et la prière, qui reste la plus importante à mes yeux », affirmait le prophète Mohammed. Selon Chebel, l’Islam ne condamne pas la gourmandise sexuelle, même si l’on ne perçoit pas cela à première vue. Nombreux sont les aspects jouissifs et libres sans être libertins. Toutefois, comme tous les monothéismes, il s’agit surtout d’un plaidoyer pour l’homme – référence au paradis avec les houris. Fait par l’homme, dit par l’homme, interprété par l’homme, et donc souvent à l’avantage de l’homme. La femme musulmane devrait donc entreprendre une lutte acharnée pour se frayer une place. Chebel dénonce l’accès inégalitaire à la jouissance codifié par les théologiens du Moyen-Age. La femme a le plein droit d’exprimer la puissance éruptive de son désir. Cet auteur se situe évidemment dans un combat pour un islam des Lumières, avec d’autres penseurs musulmans, pour lesquels certaines ‘valeurs’ musulmanes ne devraient pas être fixées pour l’éternité comme la polygamie, la lapidation et l’infantilisation du personnage féminin. Malheureusement aujourd’hui, ce sont les tabous qui prennent le dessus et tendent à étouffer les attentes sexuelles des femmes. On se retrouve avec une explosion de mariages arrangés avec une surveillance accrue et un souci obsessionnel de la pureté morale…

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