Sommes-nous Arabes? Phéniciens? Orientaux? Occidentaux? Sur l'identité libanaise… (I)

Dr. Pamela Chrabieh
Dr. Pamela Chrabieh
2013, Lebanon

Penser et faire le féminisme au Liban revient à penser évidemment la problématique de l’identité: suis-je une citoyenne arabe? Orientale? Asiatique? Comment me situer en tant que libanaise?

Les idées reçues qui sont promues habituellement au Liban font de « l’Orient » le siège du mysticisme et des valeurs fondamentales, et de « l’Occident » celui de la rationalité, du matérialisme et de l’individualisme, imprégné de l’éclatement des repères et des valeurs. C’est comme si l’on faisait écho, par exemple, aux canons de la sociologie wébérienne qui répartit les sociétés en un classement binaire: modernes et relationnelles – exceptionnalité de «l’Occident» dont l’histoire est fondée sur la raison et l’autonomie de l’individu -, versus charismatiques et magiques ou irrationnelles et mystiques – empreintes de croyances collectives dont l’épicentre fondateur est la religion, la tribu, immobiles et archaïques -; ou même au classement de Durkheim: sociétés primitives versus sociétés sorties du religieux.

En effet, certains experts libanais véhiculent une logique binaire lorsqu’ils opposent « l’Orient » à « l’Occident », comme s’il s’agissait de deux entités aux identités figées et imperméables, deux systèmes politiques et économiques distincts, deux architectures sociales et mentalités collectives. L’Orient est désigné par la terre de « la pureté originelle » et, comme le dit Georges Corm: « ses enfants sont les héritiers des grands prophètes à qui l’Occident doit tout, qu’il conserve le flambeau de Dieu dont l’Occident ‘barbare’ s’est éloigné en se vautrant dans l’amour des biens matériels, en rabaissant le statut de la religion dans ses sociétés, en abandonnant les codes d’honneur familiaux incarnés dans le statut bridé de la femme, d’abord épouse et mère, et dans l’autorité du chef de famille, le ‘patriarche’. Pour eux, l’Orient est le monde de la lumière et de la foi, l’Occident celui des ténèbres et de l’incroyance. Ses philosophes athées lui ont fait perdre son âme, en particulier par cette laïcité, machine de guerre contre Dieu, qui prétend séparer la terre du ciel, le temporel du spirituel ».

Je pense que la polarité Orient-Occident voile les dynamiques d’échange et d’interpénétrations qui s’opèrent depuis des siècles entre les sociétés, les groupes et les individus. Par ailleurs, lorsqu’elle charrie avec elle une réaction aux abus de la « laïcité » ou au danger qu’elle implique, elle tend à définir cette dernière négativement, à savoir une lutte antireligieuse et anticléricale, équivalente à « athéisme, hérésie, matérialisme, nihilisme, perte de la religion ».

Dans cette optique, la laïcité devient homogène, sinon assimilable à l’athéisme, et du moins à l’agnosticisme sceptique; c’est comme si elle était le fondement d’un système socio-politique sans foi ni loi ! Or, on sait qu’au Liban, être laïc veut dire aussi être non-clerc, mais croyant. D’où le paradoxe, en somme révélateur de la difficulté d’expliquer le signifiant du concept « laïcité ». Et c’est pourquoi on gagnerait beaucoup au Liban à prendre en considération les conditions de son émergence, son historique et la diversité de ses applications.

En effet, si l’on se base sur de récentes études sur la laïcité en Europe et en Amérique du Nord, l’on se rend compte qu’il en existe une pluralité de définitions, et qu’elle peut constituer un idéal positif qui prend sens pour quelque chose et non pas contre quelque chose. De plus, elle n’est pas l’apanage d’une société ou d’une culture donnée.

Selon Mehrzad Boroujerdi:

« Secularism is neither amoral nor anti-ethical. Instead it advocates the doctrine that ethical standards and conduct should be determined exclusively with reference to the present life and social well being without reference to religion (…). Islam, like Judaism and Christianity, has a great potential for secularization because as an organized religion it does not divorce itself from society and historical events. In this sense, it does not share the non-historical, monastic and otherworldly orientation of Hinduism and most other Far Eastern religions. The chiliastic orientation of Islam in general and shi’ism in particular which promises to deliver humankind from its wickedness into an age of justice and piety has contributed to its secular capacity (…).
« The fact that the field of interpretation in Islam has long been subject to contesting explications by jurists has contributed to its potential for secularization. The disagreements between the Asharits and the Mu’tazilits, Avicenna and Al-Ghazzali; and the Akhbaris and the Usulis serve as examples of this contested terrain. How else could the Mu’tazilits’ and the Usulis’ rationalist philosophy, Sufism’s emancipation, and Babism’s political radicalism emerge from within this seemingly closed arena? Furthermore, one should also pay attention to the role played by Sufi mystics in Islam. The popularity of mystical teachings that emphasis individualization of faith (‘inwardness in religiosity and aggressively questioning the role of the ulama and mediators between God and the believer’) serves to demonstrate that secularizing tendencies are present in Islam ».

Aussi, selon Malek Chebel:

« Si la laïcité n’a pas été une préoccupation de l’Islam, on peut affirmer que plusieurs dynasties puissantes, les Abassides à Bagdad, les Ummayyades d’Occident, à Cordoue et à Grenade, les Zirides de Tunisie et d’autres encore en Afrique, en Asie, en Turquie ou en Perse, l’ont cultivée comme une situation de fait, sans pour autant la théoriser, ni la transformer en un contrat social impliquant les gouvernants et leurs sujets. Le contenu humaniste qui avait cours, la différenciation entre la prérogative de l’imam et celle du calife, ainsi que le personnalisme psychologique ont agi comme autant de valeurs importantes. Certes, la laïcité telle que nous la comprenons aujourd’hui demeure une invention européenne (…), mais l’Islam n’a pas refusé de s’y confronter au risque de devoir la combattre. Combien de penseurs rationalisants ont été ni plus ni moins que des laïcs implicites dans un environnement de religiosité explicite ? ».

Je cite aussi Muhammad Arkoun:

« La religion peut s’exprimer, comme l’art peut s’exprimer. Toutes les formes de l’art, toutes les formes de la religion peuvent s’exprimer, à condition qu’elles ne portent pas atteinte à l’ordre public, bien sûr. Et tout droit fait l’objet d’une libre confrontation dans l’espace social. Et tout ce qui intéresse l’homme, tout ce que l’homme fait dans la société, est intéressant, apporte de l’intérêt (…). La laïcité ouverte n’interdit jamais rien (…). C’est contre la démocratie et contre l’esprit humain (…). Et l’Islam peut jouer le jeu de la démocratie tout comme le Christianisme. Il n’y a aucune raison pour laquelle il ne le pourrait pas. Et d’ailleurs, théologiquement, il est même en meilleure position puisque (…) un ‘alim peut donner une fatwa, pourtant, c’est une fatwa parmi d’autres. Elle n’oblige personne ».

Par ailleurs, même si l’on ne veut pas parler de « laïcité », mais de « démocratie », sa conception et son application restent encore ouvertes à débat. Selon Amartya Sen, la « démocratie » n’est pas une spécificité du «monde occidental» si l’on s’attarde à son « rôle instrumental » qui permet de générer des incitations politiques, et à sa « fonction constructrice » dans la formation des valeurs et dans la compréhension de la force des revendications des droits et libertés, ainsi que de leur faisabilité. « Ces mérites n’ont pas un caractère régional ou local, pas plus le fait de prôner l’ordre ou la discipline ». Amartya Sen avance à cet effet les exemples de l’Andalousie médiévale, de l’empereur mongol Akbar (16e siècle) qui croyait au pluralisme et au rôle constructif des discussions publiques, etc., pour démontrer que la tolérance, le pluralisme et la liberté ne relèvent pas d’une « exception occidentale ».

En effet, la tendance à la simplification et aux généralisations arbitraires constituerait selon cet auteur une erreur d’appréciation résultant d’une erreur conceptuelle qui perçoit la « démocratie » en termes de vote et d’élections, plutôt que dans la perspective plus large du débat public. Il suffit pour cela de s’attarder aux théories de certains intellectuels européens et américains faisant autorité, comme Samuel Huntington, dont l’étude aboutit à la conclusion qu’il existe en « Occident » un sens de l’individualisme et une tradition des droits et libertés uniques dans les sociétés civilisées. Or, les discours de plusieurs instances et élites au Liban rejoignent en quelque sorte cette vision qui néglige dans l’analyse de l’histoire de la « démocratie » les immenses héritages intellectuels de la Chine, du Japon, de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, du sous-continent Indien, de l’Iran, du Proche-Orient et de l’Afrique; ainsi que les échanges, les transferts, les adaptations et les interpénétrations qui sont advenus au fil des siècles.

A mon avis, si l’on n’arrive pas à s’entendre sur les définitions des concepts de « laïcité » et de « démocratie » en contexte libanais, on pourrait alors tenter d’en inventer d’autres, adaptés à ce contexte et qui décriraient par exemple la catalyse de l’alchimie du mieux-vivre ensemble dans une société pluraliste, le lieu de la rencontre et du débat, l’égalité entre tous les citoyens, etc.; qui décriraient aussi ce que l’on trouve au Liban: non un phénomène de « sortie de la religion » au sens de son rejet ou de son confinement dans une sphère privée, ni une dissolution de référentiels collectifs, mais des indices ou des témoignage de processus d’adaptations et de recompositions identitaires plurielles mettant en jeu des relations de complémentarité et d’interdépendance entre l’individuel et le collectif, le religieux et le non-religieux, et au sein desquelles la confession ‘officielle’ ne constitue plus la seule structure qui commande la forme politique de la société libanaise et qui définit l’économie du lien social.

Finalement, la polarité Orient-Occident charrie une définition des nations comme relevant de cultures à essences exclusives: la nation libanaise par exemple, pour se fondre dans l’ensemble « oriental », est définie en fonction de la culture « arabe ». Ainsi, il y aurait exclusivité du signifiant ‘arabe’, dont le signifié mêle les connotations linguistiques, ethniques et religieuses. Et bien que le métropolite grec-orthodoxe Georges Khodr dénonce l’amalgame entre « arabité » et « islamité » en évoquant l’apport substantiel des chrétiens orientaux à la littérature et la pensée arabes (notamment à l’époque abbasside et durant la Nahda), il soutient que le chrétien ne s’approprie pas l’héritage historique arabe de la même manière que le musulman, omettant ainsi les échanges, les adaptations, les acculturations ainsi que le brassage d’idées, de valeurs et d’aspirations méditerranéennes, sémitiques, européennes, extrême-orientales, persanes, etc. qui font en sorte que ce qu’on nomme la nation libanaise est un ensemble mouvant de référents complexes, de questionnements formulés par des personnes et des collectivités à propos d’elles-mêmes, et les réponses plurielles à ces questionnements.

L’arabité n’est pas le seul cadre de référence au Liban; ni d’ailleurs la phénicianité anti-arabe qui tend à écraser les étapes ultérieures à l’Antiquité phénicienne. L’arabité ne véhicule pas à elle seule la présence du sacré et du religieux dans la société et l’héritage pluriel de celle-ci: phénicien-cananéen, perse, égyptien, byzantin, assyrien, turc, croisé, mamelouk, ottoman, français, soviétique, britannique, américain… Après tout, le Liban, tant dans son passé qu’actuellement, ne vit pas un état d’isolement, de retrait ou d’autocentrisme, mais se développe en grande partie grâce aux relations et interpénétrations des diversités: que celles-ci proviennent d’invasions-occupations, de migrations, d’échanges commerciaux, etc.

[hr]

Notes:
Hervieu-Léger, D., Willaime, J.P., Sociologies et religion. Approches classiques, Collection « Sociologie d’aujourd’hui », Presses Universitaires de France, Paris, 2001.
Corm, G., Orient-Occident, op.cit., p.82.
[1] Cf. Terzani, T., Lettres contre la guerre, Liana Levi, Paris, 2002.
– Cf. Ali, T., Le choc des intégrismes. Croisades, djihads et modernité, Textuel, Aris, 2002.
– Mohammad Arkoun qualifie aussi l’Orient et l’Occident de deux entités différentes, dans « Clarifier le passé pour construire le futur », CM, no.16, hiver 1995-96, 12 p. Mais sa vision ne rejoint pas celle de Corm; en effet, cette dernière fait écho à mon avis aux travaux de plusieurs historiens des religions américains des années 70-80 qui fondent leurs travaux sur les correspondances ‘génétiques’ découvertes entre le polythéisme antique et le pluralisme de la société moderne (et de l’individu). David L. Miller par exemple qualifie de « polythéistes », les manifestations sociales, philosophiques et psychologiques de la pluralité de la vie quotidienne, dans la mesure où elles sont issues d’une situation « d’essence religieuse » (Le nouveau polythéisme, Imago, Paris, 1974, p.19). C’est également la thèse de la « pluralité radicale du moi » que soutient James Hillmann, fondant sa psychologie polythéiste sur la « pluralité des archétypes » (Le polythéisme de l’âme, Mercure de France, Paris, 1982, p. 11). Ceci n’est pas sans rappeler la vision de William James qualifiant le polythéisme de représentation imagée de l’univers sous forme de pluralité, par opposition au monothéisme absolument unitaire selon lui (The Varieties of Religious Experience. A Study in Human Nature, Fontana, London, 1960, pp. 141 et 500).
– Tout comme la polarité sociétés « fermées » (« à pouvoir unique, unitaires, monistes, totalitaires ») – sociétés « ouvertes » (« pluralistes », en référence aux sociétés « occidentales »), telle que décrite par exemple par André Reszler dans Le pluralisme, op.cit., pp.14-15.
– Je note qu’au Liban, al-‘ilmānī (le laïc) est une personne qui n’est pas un homme ou une femme de religion – clerc, religieux, religieuse, prêtre, mufti, cheikh, etc. Cela ne veut pas dire que al-ilmānyya – traduite parfois par « sécularisation » et d’autres fois par « laïcité » – est dissociée de l’appartenance confessionnelle.
–  À titre d’exemples parmi une littérature abondante, cf. Hervieu-Léger, D., Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Champs-Flammarion, Paris, 1999; Hutchison, W.R., Religious Pluralism in America. The contentious History of a Founding Ideal, Yale University Press, 2003; Daddy, A., Le Coran contre l’intégrisme, Labor-Castelles, Paris-Bruxelles, 2000, pp.158-159 (selon Daddy, la laïcité n’est pas l’équivalent de l’athéisme); Milot, M., « La laïcité: une façon de vivre ensemble », Th, vol. 6, no.1, mars 1998, pp.9-28 ; Pena-Ruiz, H., Histoire de la laïcité, histoire d’une genèse, Gallimard, Paris, 2005.
Boroujerdi, M., « Can Islam be secularized? », Ghanoonparvar, M.R., Farrokh, F., Transition: Essays on Culture and Identity in the Middle Eastern Society, Texas A&M International University, Laredo TX, 1994, pp.54-60.
Chebel, M., Le Sujet en Islam, Seuil, Paris, 2002, p. 282.
Cf. Haleber, R., « Le désarroi de la raison islamique face à la modernité occidentale », http://members.lycos.nl/haroun/ak.html, consulté: 2004-05-28.

 Sen, A., La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Payot, Paris, 2005, p. 81.

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