Oublier ou ne pas oublier?

En janvier 2005, le département d’art, de sciences et de communication de la Lebanese American University (LAU), ainsi que la Major Theater Production présentèrent « Amnesia 2025 », une création collective mise en scène par Nagy Souraty, inspirée de textes d’Etel Adnan, Philippe Ducros et Mohammed Kacimi. Cette représentation théatrale mettait ensemble la mémoire, le passé, le présent, le futur, le temps, la mort, la survie, le feu. Les étudiants racontent avoir « tenté une projection dans le futur, en l’an 2025, pensant pouvoir ainsi comprendre ou justifier le présent »:

« En fait, [affirment-ils], nous nous sommes projetés dans un passé que nous tentions d’oublier. Nous nous sommes retrouvés face à un futur hanté par le passé. Nous avons alors essayé de brûler notre mémoire, alors que c’est elle qui nous brûlait. Nous n’avons fait que déstructurer notre travail tout au long de son avancement. Textes, mais aussi personnages et idées se déconstruisaient, ainsi que nous et notre mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle ».

Dans cette pièce, ni réponses ni solutions n’émergent. « Amnesia 2025 » ne fait que refléter des questions incessamment posées: sommes-nous condamnés à oublier? Est-il plus sécurisant d’oublier? Qui est responsable de la sauvegarde de la mémoire? Qui est derrière notre oubli et pourquoi? Quelles sont les conséquences de l’oubli et de l’amnésie? Le futur appartient-il aux personnes qui se souviennent ou à celles qui oublient? Les auteurs qui ont inspiré ce travail collectif ont écrit:

« La folie devient parfois la norme et la mémoire est projetée dans le futur. La mémoire qui ne sert à rien… Rien pour passer le passé, rien pour dire je me souviens. Tout pour recommencer… Et la mémoire est une quarantaine rasée, un dépotoir à ciel ouvert ».


Oublier ou ne pas oublier ?

Telle est la question que moi-même et bien des libanais de ma génération, celle qui est née, a vécu durant la guerre et y a survécu, ont tenté de différer mais à laquelle ils ne peuvent plus échapper. Question qui résume la souffrance et le drame de bien de personnes ballottées entre l’amnésie et l’hypermnésie, et à la base de la rédaction de la plupart de mes travaux. Certes, on a beau croire qu’il faut savoir oublier pour goûter la saveur du présent, ou alors au contraire, on peut recourir au passé mythique aux couleurs des gloires phéniciennes, romaines, byzantines, arabes…, qui en quelque sorte réconfortent les esprits tiraillés par un présent sans lendemain; mais sans la remémoration critique du passé, on n’en tire pas de leçons et on continue à perpétrer les mêmes atrocités et le même langage de vengeance.

La remémoration critique est d’autant plus cruciale que le contexte géopolitique actuel des sociétés au Moyen-Orient, et en l’occurrence celui du Liban, augure l’avènement d’une nouvelle ère, de nouvelles règles de jeu, d’une restructuration des acteurs, d’une reformation des alliances et des camps, qui portent autant d’espoirs que de problématiques à dénouer.

La gestion des diversités au Liban a une longue histoire qui est celle de diverses interprétations des relations entre société, politique et religion, avec leurs processus de transfert, d’instrumentalisation réciproque, de croisement et d’interpénétration. Depuis la première moitié du 20e siècle, cette gestion est nommée « le confessionnalisme », souvent décrit en ses deux dimensions, politique et personnelle. La première implique que les emplois politiques et administratifs sont répartis entre des confessions religieuses dites « historiques » – chrétiennes et musulmanes notamment – selon des quotas spécifiques. La deuxième signifie que tout ce qui touche au statut personnel des libanais, relève de lois établies par les confessions.

En dépit des quelques aspects positifs de cette gestion telle la reconnaissance d’une diversité religieuse que l’on ne trouve pas ailleurs au Moyen-Orient – le confessionnalisme permettant aux communautés d’avoir leur existence politique et sociale, chose impossible dans les pays avoisinants soit au nom du totalitarisme du panarabisme ou de celui de la religion -, celle-ci est en crise depuis plusieurs décennies: mauvaise gouvernance; clientélisme confessionnel vis-à-vis de puissances régionales et internationales; corruption de l’administration de l’État; promotion du religieux comme facteur identitaire et ancrage socio-politique exclusifs… Dans ce cadre, le Liban à la croisée des chemins, « laïque sans laïcité, pluriel sans pluralisme, démocratique sans démocratie », se trouve plus que jamais attelé à définir les composantes et les modalités d’un nouveau projet socio-politique qui raviverait le message de convivialité de ses diversités (religieuses/non-religieuses, sociales, politiques, économiques, générationnelles, genres, etc.), de démocratie et de liberté constituant sa raison d’être ; et qui réviserait les distorsions de son histoire, incarnées par un passé épuré transmis aux jeunes générations.

Oublier ou ne pas oublier? Une question à laquelle je tente de répondre en revisitant entre autres mémoires la mienne, et ce en puisant à un héritage et des expériences pluriels et personnels: le vécu de la guerre au Liban, l’engagement dans le chemin du dialogue interreligieux et interculturel à Beyrouth et à Montréal, la pratique de la restauration et de la conservation du patrimoine religieux, l’art interspirituel, l’expérience de l’immigration, la lecture d’ouvrages de mystiques, de poètes et de romanciers qui ont éclairé mon cheminement et ont contribué à approfondir ma réflexion, etc. Je tiens notamment à souligner les écrits de Khalil Gibran et d’Ibn ‘Arabi dans leur quête de l’unité dans la diversité, du respect des différences et de la relativité de la vérité ; des écrits de Mahmoud Darwish, d’Émile Shoufani, et d’Amin Maalouf en sa conception du « ressouvenir » qui dépasse l’événementiel, où il ne s’agit plus de décrire, mais de réécrire, de déchiffrer, de dévoiler, un projet herméneutique qui permet la compréhension de l’identité personnelle et celle d’autrui ; de la poésie de Nadia Tuéni en son appel à la responsabilisation face à la guerre et aux maux qu’elle engendre, ainsi qu’en son engagement à l’encontre de la représentation restrictive et monolithique de l’être – et de surcroît, de l’histoire. Je note enfin l’apport des enseignements de mon professeur en restauration des icônes, le P. Antoine Lammens, qui m’a encouragée à assumer le passé hérité tout en vivant dans une société qu’on ne peut ignorer; d’où l’importance de porter un regard sur le passé et un autre sur les exigences du présent, la culture de la mémoire plurielle et en mouvement, la reconnaissance et le respect des diversités, ainsi que l’engagement pour l’équité, la liberté et la justice permettant justement d’avoir un avenir.

De là ma définition de ce que devrait être la mémoire nationale en contexte libanais: un processus d’échanges-interactions entre des relectures individuelles et collectives des divers passés et présents; un processus pluriel auquel contribuent les constructions-représentations-expressions de tous les acteurs de la société civile et de la diaspora libanaises.

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