La lente émergence d'un féminisme musulman

Chercheuse à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), Zahra Ali réalise une thèse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et s’est spécialisée sur les questions de genre, d’Islam et de politiques moyen-orientales. A la suite du Congrès de Lausanne sur les recherches féministes francophones qui a eu lieu du 29 août au 2 septembre dernier, elle analyse un mouvement encore méconnu en France : le féminisme musulman.

Qu’est-ce que le féminisme musulman ?

Pour les féministes musulmanes, ce sont les hommes qui ont édicté les règles coraniques, ils ont menti aux femmes. Et c’est aujourd’hui à la femme d’épurer le Coran de tous les commentaires attribués au Prophète. La jurisprudence islamique est très machiste. Ces 20 dernières années, de nombreuses musulmanes ont réfléchi à la question en sciences sociales et en sciences islamistes. Les pionnières du mouvement sont les Iraniennes car le cadre religieux s’est imposé brutalement. En Egypte, le féminisme est seulement en élaboration. On assiste à l’émergence d’organisations comme les Sisters in Islam en Malaisie, et des réflexions de femmes telles que la marocaine Asma Lamrabet, présidente  du Groupe international d’études et de réflexion sur femmes et l’Islam (GIERFI). Les élites féminines de Jordanie, de Syrie et d’Egypte ont pu profiter d’une éducation américaine pour se dresser contre la pensée musulmane dominante, et demander une reconnaissance des femmes dans la religion.

Le féminisme musulman est-il différent des autres féminismes ? 

Pas vraiment, il est à rapprocher des mouvements féministes internationaux. Je l’associe au black feminism [féminisme noir], qui s’approprie la critique du féminisme post-colonial. C’est une façon de combattre à la fois le sexisme et le racisme en partant de l’idée que les réalités de certaines femmes sont niées. On constate pourtant que les femmes musulmanes n’ont pas de place à part entière dans le mouvement féministe occidental, qui a tendance à associer à l’islam des attributs raciaux comme la soumission de la femme à l’homme arabe. Or ce sont des préjugés qui n’ont rien à voir avec la religion ! Cela est dû au fait qu’en France les chercheurs ont du mal à appliquer la variable « religion » aux théories de sciences sociales. Les affaires du voile sont symptomatiques de cette situation. En voulant “protéger” la femme musulmane de l’oppression traditionaliste, on leur a fait du tort, sans compter le fait qu’on a nié leur engagement pour les droits des femmes. Pour une majorité des féministes et chercheurs occidentaux, qu’une femme décide de porter le voile est un symbole de soumission au patriarcat, sans comprendre l’engagement religieux qui se trouve derrière ce geste.

Comment en êtes-vous venue à étudier ce mouvement ?

Je ne l’ai pas choisi. Cette idée s’est imposée. J’ai commencé par être féministe puis j’ai développé une réflexion sur ma propre relation au religieux. C’est là qu’est née ma volonté de voir émerger une réflexion sur le féminisme musulman.  Nous vivons dans une société majoritairement sexiste, quelle que soit la religion dominante. Je pense que la religion peut être une source de liberté pour les femmes quand elle est lue de manière adéquate. Par exemple, dans l’islam, aucune mention n’est faite du « péché originel » car Dieu a pardonné à Adam et Eve. Et ils ont été créés « l’un à partir de l’autre » sans précision de genre.

Comment le féminisme musulman s’inscrit-il dans le monde arabe ?

Les mouvements féministes moyen-orientaux ne semblent se développer que dans le cadre des luttes nationalistes pour l’indépendance. La question du statut personnel de la femme, code juridique qui régit la vie de celle-ci de sa naissance à son héritage en passant par son mariage, est très révélatrice car elle a été soulevée durant la formation des Etats arabes dans un contexte colonial. A l’époque, les élites à la tête du pays ont voulu conserver un cadre d’organisation de la société et ont donc développé un code du statut personnel défavorable aux femmes. L’émancipation de la femme moyen-orientale est venue avec les luttes nationalistes, dans lesquelles elle a eu un rôle. Ce n’est arrivé qu’en 2003 en Irak par exemple, alors que jusque dans les années 1980 c’était l’un des pays les plus progressistes de la région. Quand les alliés occidentaux ont lâché Saddam Hussein, il s’est retranché derrière une identité « islamique » étonnante quand on connaît le personnage . Il a alors demandé aux femmes de retourner au foyer pour élever des enfants afin de libérer l’espace de travail aux hommes. Les femmes sont toujours instrumentalisées par les dictatures. On l’a vu en Europe il y a longtemps et on le constate aujourd’hui dans les pays musulmans.

Et en France ?

Le féminisme musulman est seulement émergent en France. On compte deux sortes de militantes : les femmes « ré-islamisées », qui s’investissent dans des associations et pensent l’égalité dans un cadre islamique, et les femmes qui possèdent un héritage musulman et rejettent la vision féministe française. Pour l’instant, ces militantes n’adoptent que des positionnements de principe et font signer des pétitions sans réellement s’organiser.
Chez ces femmes, on sent une critique du féminisme occidental, qui est anti-religieux. En effet, les récentes lois françaises , notamment celle sur le voile,visant directement les musulmanes encouragent le repli communautaire. Dans les mosquées, on constate une radicalisation par rapport à la société française. Le racisme encourage l’intégrisme, et les femmes en paient le prix ! Il devient de plus en plus difficile d’aborder les questions féministes dans un milieu qui se ferme à tout ce qui est perçu comme occidental. Les lois contre le voile ont banalisé le racisme et dénaturé la laïcité, alors qu’elle est censée protéger la liberté de conscience. Je pense que le « problème musulman » vient en France dans un contexte de crise, une « panne sociale » qui empêche l’unité et la cohésion. Dans ce contexte, le travail des féministes musulmanes est compliqué.

Quel est l’avenir du féminisme musulman ?

Le fait que le prix Nobel de la paix 2011 a été décerné entre autres à une femme voilée, la Yéménite Tawakkol Karman, est très encourageant. Cela peut donner une autre image du monde dit « musulman », révéler les dynamiques qui s’y jouent, et aller au-delà des caricatures associées à la « menace islamique ». Les femmes qui font de l’islam politique réagissent à l’hégémonie d’une modernité très normative, étouffante. Leur succès va dépendre de leur capacité à investir la littérature, à créer un lobby à l’intérieur du cadre musulman. Plus elles seront stigmatisées, moins elles pourront se faire entendre. Il leur faut donc apporter leur  pierre à l’édifice des thèses féministes occidentales, sans lesquelles il leur sera difficile d’exister.

[hr]

CET ARTICLE FUT PUBLIE PAR LAVIE.FR (2012)

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