Femmes, développement et participation politique au Maroc

Au Maroc, malgré la participation des femmes à différentes luttes politiques et sociales, et leur présence dans différentes sphères des champs économique et social, leur participation aux élites politiques locales et nationales, et donc au processus de prise de décision, demeure faible. Cette situation s’explique par la culture traditionnelle dominante d’une société patriarcale. Les avancées limitées dans le domaine de l’éducation des jeunes filles ne sont pas de nature à changer cette situation.

Un demi siècle s’est écoulé depuis l’accession du Maroc à son indépendance (1956). Durant cette période, trois rois se sont succédés au pouvoir : Mohammed V (jusqu’en 1961), Hassan II (1961-1999) et Mohammed VI (depuis 1999). Chacun de ces monarques absolus s’est distingué par un style politique particulier. Ce style est le fruit à la fois de la propre histoire personnelle du souverain concerné, des rêves et mythes de sa génération et du contexte politique de son action. Le traitement de la question des femmes n’a pas échappé à cette donne.

Au cours de cette courte période historique, le Maroc a connu plusieurs transformations sociologiques profondes. C’est ainsi que le pays a connu une urbanisation rapide, l’accès d’une part croissante de la population féminine à l’éducation et l’entrée massive des femmes sur le marché du travail. Mais ces trois processus sociaux, enclenchés par la modernisation, n’ont pas permis une participation significative des femmes aux élites politiques locales et nationales. Cette résistance à l’intégration des femmes dans les institutions politiques représentatives, lieu masculin par excellence, n’est pas de nature à renforcer le développement politique et social du pays.

Dans cette étude, consacrée à la question de la participation politique de la femme au Maroc, nous allons d’abord examiner sa situation juridique et politique, marquée par la discrimination. Nous allons ensuite analyser les principaux obstacles à la représentation de la femme et à son recrutement parmi le groupe des élites politiques locales et nationales. À cet égard, cette démarche est orientée par l’hypothèse suivante : au Maroc, malgré la participation de la femme à différentes luttes politiques et sociales, et sa présence dans différentes sphères des champs économique et social, sa participation aux élites politiques locales et nationales, et donc au processus de prise de décision, demeure faible. Cette situation s’explique par la culture traditionnelle dominante d’une société patriarcale. Les avancées limitées dans le domaine de l’éducation des jeunes filles ne sont pas de nature à changer cette situation.

I. FEMMES, DROIT ET MOBILISATION DES MOUVEMENTS DE FEMMES POUR ACCROÎTRE LA PARTICIPATION POLITIQUE FÉMININE

Le Maroc est un État unitaire gouverné par une monarchie absolue de droit divin. Après l’indépendance, le régime a alterné des phases de « guerre » chaude et froide, dont celle culturelle, en direction de l’opposition, notamment de gauche. Son objectif était la monopolisation du pouvoir. Pour y arriver, il a domestiqué cette force politique, qui se servait de son capital politique et de sa légitimité historique, pour revendiquer le partage du pouvoir. Cette épreuve de forces s’est soldée par la consécration de la mainmise de la monarchie sur la société civile. Héritier de Mohammed V, le conservateur Hassan II était le principal architecte et continuateur de cette vaste entreprise. Son fils et héritier, Mohammed VI, a cueilli les fruits de cette politique.

Après une période de gel politique décrété par le pouvoir durant les années 1965-1972 et devant les deux tentatives de coup d’État (1971 et 1972) qui menaçaient les fondements du régime lui-même, la monarchie s’est vue obligée de réviser sa stratégie politique. C’est pourquoi elle a « libéralisé » la Constitution autoritaire de 1970 et a initié les consultations communales de 1976 et législatives de 1977 comme outils de réchauffement du jeu politique, à travers la réintégration et la cooptation des élites des forces d’opposition légaliste. Depuis les années 1960, l’alliance de la monarchie avec les forces sociales conservatrices n’était pas de nature à promouvoir les droits des femmes.

Il fallut attendre le début des années 1990 pour voir le régime initier une ouverture politique assez importante en direction de l’opposition nationaliste et de gauche, une ouverture initiée sous la pression conjuguée de facteurs domestiques (graves crises économique et politique) et internationaux. Rappelons-nous que c’était la période de la chute du mur de Berlin et, avec lui, du bloc socialiste soviétique, et aussi de l’usage du thème des droits de l’Homme comme outil de politique étrangère de l’Occident en général et des États-Unis d’Amérique en particulier.

Pour contrer les campagnes de pression d’ONG (Organisations non gouvernementales) internationales, telles Amnesty International, qui étaient critiques du bilan du Maroc en matière des droits humains, et pour calmer les critiques de gouvernements étrangers, bailleurs de fonds d’aide, le pouvoir a saisi l’occasion de la réforme constitutionnelle de 1992 pour inscrire en préambule l’attachement du pays « aux droits de l’Homme [et donc des femmes] tels q’ils sont universellement reconnus ». Cette adhésion, même limitée au consensus international en faveur des droits humains, pouvait apporter des dividendes financiers et politiques internationaux à un régime dont le pouvoir n’était pas menacé par des défis intérieurs. Ces dividendes devaient en partie servir à financer la paix sociale. Au niveau domestique, les instruments politiques et sociaux de la classe moyenne urbaine laïque ne pouvaient s’opposer à une telle orientation moderniste dans le domaine des droits humains et donc des femmes.

1. Droits civils et politiques, constitution et discrimination des femmes au Maroc

A. Des droits civils des femmes en général

Au niveau juridique, le droit familial est encadré par le code du statut personnel et successoral, la Moudawana, promulgué en 1957-1958. Presque deux ans après l’indépendance, l’aile conservatrice du PI (Parti de l’Istiqlal) réussit à faire adopter ce code. Pour y arriver, cette aile manipula la commission des dix oulémas (dont Allal el-Fassi, leader du PI) chargée d’élaborer ce code. Comme l’ambitieux PI était puissant et que la monarchie avait intérêt à le faire imploser–prélude à sa domestication–pour monopoliser le pouvoir, l’adoption d’un tel code–cadeau monarchique empoisonné–devait servir à dévoiler les clivages philosophiques du parti et contribuer à faire mûrir les conflits en son sein entre l’aile conservatrice et le courant moderniste. Une fois arrivées à maturité, ces contradictions provoqueront l’implosion de ce puissant parti et la naissance à sa gauche de l’Union nationale des forces populaires (1959), ancêtre de la sociale-démocrate USFP (Union socialiste des forces populaires, 1975), et à terme de la marxiste OADP (Organisation de l’action démocratique et populaire, 1983).

Conformément à cette loi, la moitié de la société devait être condamnée à demeurer à vie sous tutelle mâle. Jusqu’à la réforme de 2004, les différentes « modifications » de ce code n’y changeront rien. Ainsi, en 1979, une commission royale a été mise en place pour le « réviser ». Elle a œuvré dans le secret pour proposer en 1981 un code complet, comprenant 504 articles, dont ceux relatifs au relèvement de l’âge du mariage de la fille de 15 à 18 ans et à la réglementation du statut du tuteur et de l’enfant né hors mariage. Mais à cause d’un contexte social et politique instable (émeutes urbaines en 1981, montée de l’islamisme, etc.), ce rapport va être enterré.

Douze ans plus tard, la timide réforme de la Moudawana de 1993 portait notamment sur les chapitres relatifs à la tutelle matrimoniale (wilaya) et à la garde des enfants mineurs. Mais les questions de répudiation et de polygamie n’ont pas été vraiment touchées. C’est pourquoi, même si le législateur obligeait dorénavant le mari qui voulait prendre une seconde épouse à demander l’accord de sa femme et permettait à celle-ci de poser ses conditions, en raison de plusieurs vides et de contraintes sociales culturelles, l’époux pouvait toujours en fait s’arranger, moyennant corruption de l’adoul (notaire traditionnel), pour se passer de l’avis de sa propre femme. Certains changements ont même été, en réalité, des retours en arrière. À titre d’exemple, en cas de remariage de l’ex-épouse, la garde des enfants était confiée non plus à sa mère mais à son ex-mari. Une telle situation alimentait la frustration des féministes.

Il fallut attendre l’année 2004 pour voir ce code réformé de façon sérieuse. Jusqu’à cette date historique, la femme, considérée comme éternelle mineure, était soumise au régime de tutelle du père puis du mari. Même si la polygamie était devenue un phénomène marginal, tout homme pouvait se marier avec plus d’une femme. Seul l’homme pouvait répudier sa femme, après l’avoir avertie. À défaut d’une réponse de sa part à son deuxième avis, il pouvait la répudier sans qu’elle soit présente. Une fois remariée, la femme courrait le risque de perdre la garde de son enfant au profit de son ex-mari. En matière de succession et d’héritage, les femmes étaient également objet de discrimination. Pour se marier ou obtenir un passeport, la femme avait besoin de l’autorisation d’un tuteur mâle. Si elle se mariait avec un étranger, elle ne pouvait transmettre sa nationalité ni à son mari ni aux enfants nés de cette union ; et cela sans parler de l’ostracisme social auquel elle pouvait faire face en cas de mariage avec un non musulman, unions qui se contractaient généralement à l’étranger.

Depuis janvier 2004, le nouveau code de la famille instaure trois principes importants : l’égalité juridique entre les hommes et les femmes, la co-responsabilité au sein du couple et l’accès de la femme à la majorité sociale. C’est pourquoi cette loi accorde à la femme les droits suivants :

la possibilité d’attendre jusqu’à l’âge de 18 ans pour choisir de se marier et avec qui bon lui semble ;
l’institution du divorce par consentement mutuel ;
la possibilité de demander le divorce ;
dans le cas de divorce ou de répudiation, la possibilité de garder ses biens, son logement et ses enfants si c’est l’homme qui demande le divorce. Dans ce cas, elle bénéficie d’un partage équitable des biens du couple.
Toujours dans un esprit de protection de la femme, la polygamie est rendue quasi impossible. Pour l’enfant naturel, le père peut le reconnaître, mais dans le cas de l’héritage, il demeure inégalitaire.

Ce code juridique, inspiré de la chari’a (loi islamique), permettait donc jusqu’à récemment la légitimation religieuse de l’inégalité entre les genres masculin et féminin. Il participait ainsi à la reproduction symbolique d’un ordre sexo-social conservateur que l’on voulait à tout prix préserver. Depuis la récente réforme, qui représente une avancée remarquable, on assiste, côté femmes, à une nouvelle dynamique psychologique emprunte de plus de confiance dans l’avenir. Cette atmosphère est tempérée par des résistances sociales sourdes de la société mâle, qui sont visibles chez les juges, gardiens par excellence du temple de la Tradition.

Au niveau de la législation commerciale et contractuelle, la femme était, jusqu’au 3 juillet 1995, considérée comme mineure. L’article 6 de la loi commerciale et l’article 726 de la loi des obligations et contrats conditionnaient l’octroi à une femme du statut de commerçante par l’accord préalable de son mari. Conformément à l’amendement de 1995, ces dispositions ont été abolies. Dorénavant, la femme mariée est libre d’exercer le commerce sans avoir besoin de l’accord préalable de son mari.

Le code du travail contient des dispositions discriminatoires à l’égard des femmes. La fusion à partir du 13 juin 1975 des deux salaires minimums garantis (SMIG) aux hommes et aux femmes n’a pas permis à celles-ci, à l’époque, de rattraper les salaires de leurs collègues masculins de même catégorie socioprofessionnelle à âge égal et à travail égal, puisqu’ils étaient moindre de 1/6. Aujourd’hui encore, cette distorsion salariale perdure puisque, à travail similaire et à compétences égales, les femmes touchent 40 pour cent de moins que les hommes (voir tableau no. 4).

Le code de la fonction publique, daté du 14 février 1958, exclut les femmes de certains secteurs publics. C’est pourquoi un ministère comme celui des PTT (Postes, télégraphes et télécommunications) réserve les postes de facteur et d’agent de ligne aux hommes, et des administrations comme celle des sapeurs-pompiers sauvegarde la masculinité de ce corps. Même des départements aussi importants que ceux de l’Intérieur et des Affaires étrangères résistent à la féminisation des effectifs de certains de leurs secteurs.

Il fallut attendre l’année 2000 pour voir des femmes devenir ambassadrices ou consuls. Avant 1995, hormis le cas du Haut commissariat aux handicapés, dirigé par une femme, aucune autre ne faisait partie du gouvernement ni n’occupait un poste dans les hautes instances politiques officielles ou administratives. La fonction de secrétaire général de ministère demeurait une fonction masculine. Il fallait chercher au niveau des directions pour trouver quelques nominations féminines. Selon l’étude du ministère de l’Emploi et des affaires sociales sur « L’élaboration de la stratégie d’action de la promotion de la femme au Maroc », sept femmes sur 144 se trouvaient à la tête de directions dans les départements de l’environnement, du tourisme, des finances, de l’intérieur et des affaires étrangères. En 1998, Fatima Bennis est nommée directeur général de la Bourse des valeurs à Casablanca, puis directeur général de l’Office national du tourisme. Durant cette même année, Rahma Bourqia est désignée par dahir (« décret ») royal doyenne de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université de Mohammedia.

Dans le domaine judiciaire, si les femmes avaient accédé progressivement à la fonction de juge et de magistrat au niveau des diverses juridictions (première instance, Cour d’appel, tribunaux administratifs), elles demeuraient quasi absentes de certaines instances, telles le Conseil suprême de la magistrature, la Cour suprême et le Conseil constitutionnel, où Saadia Belmir est le seul membre féminin, exerçant aussi la fonction de présidente de chambre à la Cour suprême. D’autres institutions, telles l’officiel Conseil consultatif des droits de l’Homme et le Conseil du suivi du dialogue social, étaient exclusivement masculines. Le même phénomène se reproduisait dans les syndicats, chambres et organisations professionnelles. Mais le syndicat de gauche, la CDT (Confédération démocratique du travail), finira par élire une femme dans ses instances dirigeantes.

Malgré ces avancées timides, cette situation de discrimination de la femme représente une violation à la fois de la Constitution et du code des libertés publiques, dont l’article 3 stipule que, dans des conditions d’égalité, la femme a le même droit que l’homme d’occuper tous les postes publics et d’exercer toutes les fonctions publiques établies en vertu de la législation, sans aucune discrimination.

Si l’on prend en considération le fait que ces outils juridiques des droits civils participent aux dynamiques sociales de discrimination de la femme et de sa marginalisation, aussi bien au sein de la famille que dans la société, on ne peut qu’apprécier positivement dans une large mesure la « modernisation » du code du statut personnel, intervenu en 2004. Nous y reviendrons ci-dessous.

Le caractère discriminatoire de ces lois n’empêche pas la jouissance par la femme de plusieurs droits civils, tels la liberté de circuler et de s’établir dans toutes les parties du royaume (Constitution, article 9, alinéa 1), le droit à la propriété (article 15), le droit à l’éducation et au travail (article 13), la protection de la vie privée (article 10, alinéa 2) et le droit d’accéder à tous les emplois de la fonction publique (article 12) (voir tableau no. 5). Mais, comme nous venons de le voir, ce dernier droit est violé par certaines dispositions du code de la fonction publique.

B. Des droits politiques des femmes en particulier

C’est dans le domaine des droits politiques que la législation marocaine a été la plus « progressiste », puisqu’elle a toujours reconnu l’égalité des genres (article 5). Les trois constitutions des années 1962, 1970 et 1972, et les deux révisions de cette dernière (1992 et 1996), ont toutes observé strictement cette disposition. En vertu de cette loi suprême, la femme jouit de plusieurs droits politiques, tels le droit de voter et de poser sa candidature aux élections dans les mêmes conditions d’égalité que celles de l’homme (article 8, alinéa 2), le droit à la grève, la liberté d’opinion, la liberté d’expression sous toutes ses formes et la liberté de réunion (article 9, alinéa 2), la liberté d’association et la liberté d’adhérer à toute organisation syndicale et politique de son choix (article 9, alinéa 3) et la protection contre l’arbitraire policier et judiciaire (article 10, alinéa 1) (voir tableau no. 5).

Même si l’adoption constitutionnelle de ces droits politiques de la femme date de l’année 1962, sa participation électorale comme électrice et candidate remonte à l’année 1960, date des premières élections locales. La Constitution de 1962 a consacré ces droits. En 1963, date des premières élections législatives de l’histoire du Maroc indépendant, la femme a obtenu et exercé le droit de voter et le droit de poser sa candidature aux élections législatives dans les mêmes conditions que l’homme. Depuis, cette pratique est entrée dans les mœurs politiques du pays. Mais il fallut attendre l’année 1993 pour voir la première femme marocaine siéger au Parlement.

Pour protéger les droits électoraux de la femme, le législateur a pris plusieurs mesures[1]. À titre d’exemple, l’inscription pour chaque Marocain sur les listes électorales est devenue obligatoire en 1997. Cette mesure pourrait inciter la femme à prendre conscience de son droit de vote. Puisque le vote demeure personnel, l’homme ne peut pas voter à la place de la femme.

Ces différents instruments juridiques nationaux garantissent à la femme des conditions juridiques de participation politique au choix de ses représentants dans différentes institutions électives.

Mais si la Constitution garantit à la femme l’exercice de plusieurs libertés publiques et lui permet de participer à la vie politique, elle demeure muette sur l’égalité entre l’homme et la femme en matière des droits civils, économiques, sociaux et culturels. En plus de la promulgation de cet arsenal juridique national, le Maroc a adhéré, sans réserve, dès le 22 novembre 1976, à la Convention internationale sur les droits politiques de la femme. Il a ensuite ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (CCPR) en 1979. Il fallut attendre jusqu’au 21 juin 1993 pour que le Maroc ratifie la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW, adoptée par l’ONU en 1979), tout en joignant à son adhésion d’importantes réserves liées à certaines dispositions concernant le statut de la femme au sein de la famille et la question de la nationalité des enfants nés d’un mariage avec un étranger[2]. Malgré ces inconvénients, ces instruments juridiques internationaux ont renforcé les droits politiques de la femme marocaine et sa position dans les luttes sociales pour plus de participation dans les sphères de décision. Ils ont œuvré également comme outil supplémentaire de pression sur l’État pour qu’il aménage plus d’espace à la femme et renforce sa politique « féministe ».

2. Les luttes des femmes marocaines pour la représentation politique et le « féminisme d’État »

La participation de la femme marocaine aux luttes politiques remonte à l’époque coloniale, puisqu’elle s’est engagée, aux côtés de l’homme, dans le projet d’émancipation du pays. Une fois l’indépendance acquise, elle s’est alors engagée dans le combat des libertés et de la démocratie.

Les origines du mouvement féministe marocain remontent au milieu des années 1940, lorsque la première association féminine, l’Union des femmes du Maroc, est née en 1944 pour œuvrer dans le domaine social et participer à la lutte pour l’indépendance du pays. Pour renforcer son assise sociale et améliorer sa capacité de mobilisation, le PI s’est doté en 1946 de la Commission des femmes istiqlaliennes. La même année, son concurrent nationaliste, le PDI (Parti démocratique et de l’indépendance), va créer Akhawat al-Safaa (« Sœurs de la pureté »). Cette association va publiquement revendiquer pour la femme « le droit à la scolarisation », « le droit au soutien légal au sein de la famille » et « le droit à la visibilité politique ». Le mouvement des femmes a donc été depuis ses premiers pas associé aux luttes politiques.

Depuis l’indépendance, la plupart des partis se sont dotés d’une section féminine. Pour ne pas laisser l’opposition conquérir seule le champ social féminin, l’État s’est doté en 1971, dans le cadre de sa politique « féministe », de l’Association marocaine de planification familiale. Le roi Mohammed V va nommer sa fille Lalla Aïcha ambassadrice en Italie, puis au Royaume-Uni. Tout comme l’homme, la femme a elle aussi fait durant les « années de plomb » (1956-1999) les frais des campagnes politiques de répression et d’intimidation de l’État contre les adversaires du régime.

En dehors des sections féminines des partis d’opposition, le syndicat étudiant l’UNEM (Union nationale des étudiants du Maroc) a servi de lieu d’expression de la sensibilité féministe. En raison de la culture politique contestataire ambiante au sein du syndicalisme étudiant, ce milieu a servi de laboratoire d’idées de gauche très ouvert à la cause des femmes. Il a permis la maturation de l’idée de création de mouvements féministes autonomes. Ce processus social complexe arrive à son terme pendant les années 1980, période de création de la première association féministe, l’UAF (Union de l’action féminine), proche d’une OADP héritière de la marxiste « Organisation 23 mars ». Elle s’est formée autour du premier journal féministe marocain « Le 8 mars », dont le premier numéro parut en 1983. Cette publication était dirigée par l’avocate Aïcha Loukhmass. Pour son concurrent de gauche marxiste, le PPS (Parti du progrès et du socialisme, ex-Parti communiste du Maroc), la création en juin 1985 de l’ADFM (Association démocratique des femmes du Maroc) servait à renforcer son assise sociale et à améliorer sa capacité de mobilisation dans le secteur féminin.

La décennie 1990 voit ce mouvement féministe mûrir et se diversifier. Il s’enrichit en 1991 avec l’arrivée de l’AMDF (Association marocaine pour les droits des femmes) et l’AMFP (Association marocaine des femmes progressistes). Malgré ses avancées, ce mouvement social féministe marocain est demeuré un mouvement urbain, implanté dans les milieux universitaires et animé par la classe moyenne laïque. Ses revendications s’attaquent désormais aux tabous religieux et sociaux jusque-là épargnés, dont celui de la Moudawana. Pour les féministes, une participation et une représentation politiques significatives de la femme passe par la révision de son statut juridique. Pour elles, cette participation est un élément essentiel des réformes politiques.

Suite à une mobilisation sociale sans précédent en 1992, l’UAF a réussi en trois mois à collecter un million de signatures en faveur de la réforme de la Moudawana. Elle revendiquait l’interdiction de la polygamie, la suppression du tutorat, l’égalité des droits et des obligations pour les deux époux, l’instauration du divorce judiciaire et la tutelle de la femme sur les enfants au même titre que l’homme. Cette campagne était soutenue par les sections féminines des trois autres partis de l’opposition : l’organisation de la femme istiqlalienne (PI), l’Ittihadia (USFP) et les femmes du PPS. Mais sous la pression des directions de leurs partis respectifs, ces groupes vont retirer leur appui.

Cette mobilisation de masse en faveur de l’égalité des droits avec les hommes était en soi une double victoire politique pour les féministes marocaines. D’abord, elle a réussi à remettre en question un texte jugé jusque-là « intouchable » par les milieux conservateurs et à lever ainsi le tabou du statut de la femme dans la société. Ensuite, elle a montré l’ouverture de plusieurs secteurs sociaux et leur soif de changement social. Ce faisant, elle a soulevé la colère des milieux conservateurs, islamistes en tête.

Les milieux conservateurs hostiles aux revendications féminines, assimilées à une atteinte grave aux fondements culturels et religieux de la société, se sont alliés de facto. Pour intimider ces féministes, les oulémas (savants en sciences religieuses) les ont traitées d’athées, une accusation grave au regard de la chari’a. Voulant se positionner à l’avant-garde des conservateurs, les islamistes ont menacé de sérieuses représailles contre tous ceux qui oseraient rouvrir le débat. Porte-voix de l’aile ultraconservatrice du pouvoir, Abdelkébir Alaoui M’daghri, ministre des Affaires islamiques, a reproché aux associations féministes de s’immiscer dans un domaine où l’on ne peut en référer qu’au comité scientifique des oulémas. Or, ce comité avait dès le départ opposé un refus catégorique à toutes les revendications féminines. Pour frapper l’imaginaire, ce ministre a accusé ces associations de menacer la continuité religieuse musulmane du pays.

Pour éviter à la fois la polarisation de la société entre secteurs moderniste et conservateur, et la politisation du débat, prétexte d’une mobilisation islamiste, Hassan II dans un premier temps prononce, le 20 août 1992, un discours rassurant en direction des mouvements des femmes. Ensuite, en sa qualité de commandeur des croyants, il s’empare de la question de la réforme de la Moudawana pour la soumettre au Conseil supérieur des oulémas. Au bout du compte, la « réforme » de 1993 de cette institution gardienne de la Tradition officielle n’a rien changé à l’essentiel. Comme prévu, les féministes étaient mécontentes de telles mesures, jugées insuffisantes.

C’est dans ce contexte social volatile que le pays va assister en 1993 à un événement historique : l’accession pour la première fois d’une femme au Parlement, au grand bonheur des milieux féministes. À cette occasion, la gent féminine a fait élire six pour cent de son effectif de candidates. Elle était représentée par deux femmes professeurs d’université, Badia Skalli (USFP) et Latifa Bennani-Smirès (PI). La première a été élue présidente d’une commission parlementaire et la seconde, membre du bureau du Parlement. Quatre ans plus tard, cette proportion a régressé à 2,9 pour cent. Nous enregistrons donc entre les deux législatures, 1993-1997 et 1997-2002, une baisse de la participation de la femme au segment parlementaire des élites politiques nationales.

Pour rassurer les milieux féministes inquiets de constater cette régression, le roi désigne le 14 août 1995 au poste de secrétaire d’État du gouvernement Filali III les quatre femmes suivantes : Zoulikha Nasri à l’Entraide nationale, Nawal el-Moutawakil au Sport, Aziza Bennani à la Culture et Amina Benkhadra au Développement du secteur minier. Originaire d’Oujda, Nasri est titulaire d’un doctorat d’État en droit privé auprès de l’Institut des assurances de Lyon. Elle a enseigné dans différents instituts et à la faculté de droit de l’Université Hassan-II (Casablanca). Dès 1994, elle a été à la tête de la direction des assurances. El-Moutawakil était la championne aux Jeux olympiques de Los Angeles en 1984. Elle a obtenu un diplôme d’éducation physique de l’Université d’Iowa (États-Unis). Elle est membre du Comité international des jeux de la francophonie et du comité exécutif de la Fédération internationale d’athlétisme. Bennani était professeur de littérature espagnole à l’Université Mohammed V depuis 1982, et sa désignation en 1988 comme doyenne de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université de Mohammedia était une première pour les femmes marocaines. En mars 1994, elle a été nommée au poste de haut commissaire aux handicapés. Pour sa part, Benkhadra est docteur ingénieur en sciences et techniques minières. Elle a occupé divers postes de responsabilité au sein du Bureau de recherches pétrolières du Maroc, avant d’accéder au poste de directeur des mines au ministère de l’Énergie et des mines. Le profil sociologique de ces quatre femmes est donc moderne.

Ces nominations féminines étaient un événement historique. Elles répondaient à des considérations politiques. Comme le pouvoir était engagé dans des négociations avec l’opposition modérée pour former un gouvernement de transition, il voulait couper court à une première mesure « féministe » (désigner des femmes), que cette opposition avait l’intention de prendre une fois aux affaires. Cette décision symbolique a été précédée par l’accession, quelques années auparavant, de quelques femmes à des postes administratifs très élevés, tels ceux de directeur au niveau de la direction centrale et d’inspecteur général de ministère.

Pour coordonner leurs actions et faire monter la pression sur les autorités et les partis politiques, un comité national de coordination féminine, Jossour (« pont »), a vu le jour. Ce lobby comprend les groupes suivants : l’UAF, l’ADFM, l’AMDF, la Ligue nationale des femmes fonctionnaires du secteur public et semi-public et le FFM (Forum des femmes marocaines). Comme l’a indiqué Maria Angeles López Plaza[3], l’objectif de ce lobby était double : d’abord, l’imposition de la question des femmes comme un des principaux éléments des programmes électoraux des partis, ensuite, la garantie à terme de la parité dans la représentation politique. Jossour a proposé les mesures suivantes : l’adoption d’un mode de scrutin par liste censé être plus ouvert à la participation des femmes et l’adoption par les différents partis de quotas féminins d’un minimum de 20 pour cent. À cette occasion, seuls l’USFP, le PSD (Parti socialiste démocratique) et le MDS (Mouvement démocrate social) se sont engagés à observer des quotas entre dix et 25 pour cent.

Après plusieurs négociations, Abderrahmane Youssoufi, le chef de l’USFP, a accepté en février 1998 de former un gouvernement de transition[4]. L’annonce de la formation imminente de ce cabinet avait soulevé beaucoup d’espoir parmi les féministes ; mais dès la formation du cabinet, elles se sont rendues compte que parmi 41 portefeuilles, seuls deux sont accordés aux femmes (4,9 pour cent, contre 9,75 pour cent en 1995), membres de l’USFP : Aïcha Belarbi (secrétaire d’État à la coopération) et Nezha Chekrouni (secrétaire d’État auprès du ministre de l’Emploi, chargée des handicapés). Le poids de la femme au sein du nouveau gouvernement a donc décliné, puisqu’elle perd deux postes. Lors du remaniement ministériel de 2001, Chekrouni devient ministre déléguée auprès du ministre de l’Emploi, chargée de la femme et de la protection de la famille.

Presque deux ans plus tard, Hassan II décède, en 1999. Lui succède son héritier Mohammed VI (36 ans). Le pays est alors porté par un immense espoir de croissance économique, de démocratisation et de modernisation du statut des femmes. C’est dans ce contexte que le gouvernement a chargé Saïd Saâdi (secrétaire d’État auprès du ministre de l’Emploi, chargé de la protection sociale, de la famille et de l’enfance), membre du PPS, d’élaborer le fameux projet d’intégration de la femme au développement économique et social. Cela sera chose faite en 1999. Ce « Plan Saâdi », composé de 215 idées, vise à améliorer les conditions de vie de la femme dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’emploi. En vue de réformer la Moudawana, son volet juridique insistait sur les éléments suivants :

le relèvement de 15 à 18 ans de l’âge minimal du mariage pour les filles ;
l’instauration d’une tutelle paternelle facultative (et non obligatoire) pour le mariage des jeunes femmes majeures ;
l’interdiction de la polygamie ;
la systématisation du divorce judiciaire (et l’interdiction de la répudiation unilatérale pour l’homme) ;
le partage équitable des biens du couple en cas de divorce.
Atteint de myopie politique, dans la meilleure des hypothèses, ou animé par une volonté secrète de torpiller ce projet, dans le pire des cas, le cabinet a annoncé ce projet sans prendre le temps de l’expliquer et de préparer l’opinion publique. À cette occasion, ce cabinet a montré combien il était incapable de réaliser l’importance des campagnes de communication moderne pour faire vendre un produit politique, ce qui permet de se demander si son aile moderne et ses bras politiques (USFP, PPS, PSD et FFD [Front des forces démocratiques]) allaient vraiment être à la hauteur des défis du 21ème siècle naissant, un monde de communication publique. Face à eux, le courant conservateur, islamistes en tête, a montré une intelligence du rôle fondamental de la communication dans les guerres culturelles froides.

Au cours des premiers mois du nouveau règne, un vent frais se faisait sentir. La parole s’était sensiblement libérée. Plusieurs mouvements sociaux se mobilisaient à visage découvert. Mais, ayant pris conscience du « sérieux » de la démarche gouvernementale quant au projet d’intégration de la femme au développement, les milieux conservateurs se sont mobilisés pour le faire échouer, au nom de la défense de la chari’a. Après une campagne conservatrice de communication assez efficace, le gouvernement inaudible et divisé avait perdu la bataille de l’opinion publique.

Face à la mobilisation des modernes, qui ont organisé le 8 mars 2000 une marche en faveur du « Plan Saâdi » dans la capitale Rabat, les traditionalistes, animés par les islamistes du légaliste PJD (Parti de la justice et du développement) et épaulés par ceux du mouvement officieux Justice et bienfaisance, ont tenu la leur dans la métropole Casablanca pour manifester leur opposition à ce plan d’intégration de la femme au développement. La démonstration des forces mobilisées par les conservateurs a été plus impressionnante que celle du camp adverse. L’importante couverture médiatique de ces deux marches a montré la division de la société en deux camps quant à la question de la femme : le camp des réformistes et celui des conservateurs. Elle a montré également l’importance de cette question pour la société et l’émergence d’une opinion publique qui peut se mobiliser quand il s’agit d’enjeux d’importance.

Devant la force de mobilisation du camp conservateur, le premier ministre Youssoufi a reculé et a lâché à terme le père du plan. Manquant de courage politique, il a « refilé la patate chaude » à Mohammed VI en sa qualité de commandeur des croyants : belle revanche de la Tradition sur la modernité.

Un an plus tard, le roi annonce, le 27 avril 2001, la formation de la Commission royale consultative chargée de la révision de la Moudawana. Il invite les membres de cette instance « être à l’écoute de toutes personnalités, instances, organisations, associations et autres parties concernées ». À cause des conflits nés au sein de cette commission, entre ses ailes conservatrice et moderniste, et l’hostilité machiste visible de son président, le roi désigne M’hamed Boucetta, président sortant du PI, comme nouveau président. À travers ses discours et ses interventions publiques, Mohammed VI n’a cessé d’envoyer des signes en faveur de l’association de la femme au développement du pays et à l’exercice de tous ses droits. Évidemment, une telle intégration ne pouvait se faire tout en gardant le même esprit du code du statut personnel. Comme nous l’avons mentionné précédemment, cette commission a fini par élaborer un code de la famille assez progressiste en matière des droits de la femme.

L’adoption à l’unanimité de cette loi par le Parlement est intervenue dans un contexte politique nouveau, marqué par le traumatisme causé par les quatre attentats terroristes simultanés de mai 2003, perpétrés à Casablanca par les jihadistes marocains sans liens directs avec le réseau d’al-Qa’ida. Le ralliement à cette loi des 42 représentants du PJD au Parlement s’explique par cette nouvelle conjoncture, qui a obligé l’ensemble du mouvement islamiste marocain à faire profil bas.

Avec la nouvelle loi de la famille, le Maroc rattrape son retard sur la Tunisie et devance les autres pays arabes. Ce développement ne pouvait que réjouir les États-Unis, dont les rapports annuels sur la situation des droits de l’Homme au Maroc étaient critiques de la discrimination fréquente à l’égard des femmes.

Pour continuer sur la même lancée « féministe », en vue des prochaines élections législatives de 2002, le gouvernement adopte en cette même année le principe de quotas de dix pour cent de sièges féminins, et ce à travers la mesure d’une liste nationale réservée théoriquement aux femmes. Pour faire bonne figure, plusieurs partis parlent d’un quota féminin de 20 pour cent au sein de leurs organes décisionnels.

À l’occasion de ces élections législatives, les premières de l’ère Mohammed VI, la représentation des femmes au sein de la Chambre basse du Parlement fait, comme nous allons le voir ci-dessous, un bond spectaculaire (10,8 pour cent, contre 0,61 pour cent précédemment).

Lors du remaniement ministériel d’octobre 2002, Youssoufi cède son poste de premier ministre à Driss Jettou. Parmi les 39 membres de ce cabinet, les femmes représentent près de dix pour cent des postes, soit un pourcentage similaire à la représentation féminine à la Chambre des représentants. Parmi ces trois femmes, deux sont de nouvelles têtes. Il s’agit de Yasmina Badou, fraîchement élue députée du PI à Casablanca. Elle est chargée de la famille, de la solidarité et de l’action sociale (et donc de la condition de la femme). Najima Rhozali est nommée secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse, chargée de l’alphabétisation et de l’éducation non formelle. Leur doyenne, Nezha Chekrouni, qui reste ministre, est cette fois chargée de la communauté marocaine installée à l’étranger. Ces trois membres du cabinet sont donc des députées. Leur présence renforce le poids de la représentation des femmes dans l’exécutif. Toujours dans le cadre de sa politique de « féminisme d’État », la monarchie a désigné en 2003 des femmes au Conseil consultatif des droits de l’Homme, aux conseils de l’audiovisuel et de la magistrature, et à la Commission justice et vérité, sans oublier la nomination en 2004 d’une femme pour siéger au sein du Conseil supérieur des oulémas et 36 autres dans les 36 conseils régionaux. Cette présence, même limitée, pourrait contribuer à la prise en compte des doléances féminines par une institution religieuse traditionnellement conservatrice.

Du côté de la société civile, en vue des élections locales de 2003, plusieurs initiatives pour renforcer la représentation de la femme dans les conseils des communes ont été mises en œuvre. Ainsi, le « Groupe national pour une présence réelle des femmes dans les collectivités locales » a été créé. Ce collectif rassemble plusieurs organisations non gouvernementales.

Durant la dernière décennie du siècle dernier et les premières années du 21ème siècle, la Maroc a connu un développement soutenu d’une société civile dynamique. Celle-ci a bénéficié des développements juridiques, humains et sociaux, intervenus notamment depuis une quinzaine d’années. Dans le champ politique, la représentation de la femme au sein du groupe des élites politiques locales et nationales demeure faible.

3. Femmes, représentation politique et participation aux élites politiques locales et nationales

A. Élections communales et « gouvernement » local

Durant une période de 43 ans, le Maroc a tenu huit consultations locales. Ces élections ont eu lieu les 29 mai 1960, 28 juillet 1963, 3 octobre 1969, 12 novembre 1976, 10 juin 1983, 16 octobre 1992, 13 juin 1997 et 12 septembre 2003. Ces élections ont donc eu lieu à des dates irrégulières. En dehors des élections de 2003, le type de scrutin utilisé lors des autres consultations était uninominal majoritaire à un tour. La commune est chargée de la gestion de nombreux aspects de la vie quotidienne sur les plans économique, social et culturel au niveau de la campagne et de la ville[5].

Dans un monde moderne, le discours officiel de la classe dirigeante du pays se réfère aux valeurs culturelles liées à la modernité. Au niveau des élites politiques locales et nationales, une présence significative de la femme en leur sein fait partie des éléments constitutifs de ces valeurs.

Les premières candidatures féminines remontent au 29 mai 1960, mais aucune des 14 candidates aux premières élections municipales n’a été élue. Parmi elles, les plus en vue étaient Halima Embarek Warzazi et Lalla Rkia Lamrania (PI). Warzazi (candidate du MP, Mouvement populaire) s’est présentée à Casablanca au nom du conservateur et monarchiste du FDIC (Front de défense des institutions constitutionnelles). Pour mener sa campagne, elle disposait d’un petit budget de 5 000 dirhams. Après sa défaite, elle a été nommée premier directeur au ministère des Affaires étrangères. Elle représentait le Maroc auprès de l’ONU. Son père (Embarek Jdidi) et son époux (Warzazi) étaient deux candidats du FDIC, le premier à Tétouan et le second à Marrakech. De son côté, Lamrania avait un fils membre de la résistance contre l’occupation française.

En 1963 et 1969, d’autres consultations locales ont eu lieu ; mais, en raison du contexte de strict contrôle politique qui les a caractérisées, et vu la répression impitoyable dirigée contre une opposition embastillée, elles ont eu peu de signification politique. C’est pourquoi nous les mettons de côté.

Aux élections communales du 12 novembre 1976, le corps électoral était de 6 566 961 électeurs, dont 3 111 327 femmes (47,38 pour cent). Parmi les 76 candidates sur 42 638 (0,17 pour cent), neuf ont été élues (11,8 pour cent des effectifs féminins) sur 13 352 conseillers (0,067 pour cent des élus). Parmi ces édiles se trouvent Zineb Bennani, élue vice-présidente du conseil municipal de Sidi Kacem, et des élues du PI à Marrakech, Meknès et Mohammadia. La candidate USFP Badia Skalli s’est présentée, sans succès, à Bin Lamdoun (Casablanca). Elle a été battue par un richissime homme d’affaires. Quand elle militait à la section USFP de l’UNEM à l’Université de Mohammed V (Rabat), elle était, de ses propres aveux faits à l’auteur de cette étude, une des « premières étudiantes à avoir mis l’accent sur l’importance de la participation de la femme à la vie politique ».

Aux élections locales de 1983, le corps électoral comptait presque trois millions et demi d’électrices sur un électorat de 7 069 385 personnes. À cette occasion, 15 493 sièges étaient en jeu. Le groupe des hommes était représenté par 53 858 candidats (99,44 pour cent), contre 307 candidates (0,57 pour cent). Les femmes ont remporté 43 sièges (0,28 pour cent de l’ensemble des élus, contre 14 pour cent des candidatures féminines). Cette présence féminine timide témoigne des limites sociologiques du discours électoral volontiers « féministe » des partis, qui ont laissé peu de possibilités à leurs candidates de se faire élire. Parmi ces édiles, se trouvaient plus de membres de l’USFP (1,4 pour cent de l’ensemble des élus) que du PND (Parti national démocrate, 0,5 pour cent), de l’UC (Union constitutionnelle, 0,2 pour cent), du PI, du RNI (Rassemblement national des indépendants) et du groupe des SAP (Sans affiliation partisane). Ni le PPS ni le MP n’ont fait élire une seule femme. Badia Skalli, la malheureuse candidate USFP en 1976, a été élue cette fois. Elle fera office de vice-présidente de la municipalité de Maârif (Casablanca). En 1992, elle siégera dans la municipalité de Mers Sultan, lieu de sa résidence. Elle sera aussi élue première députée aux élections législatives de 1993, puis réélue en 1997. Elle ne se portera pas candidate aux élections législatives de 2002. Sa propre sœur, Nezha Skalli, va siéger en 1997 dans la municipalité de Sidi Belyout (Casablanca) sous les couleurs du PPS. Aux élections législatives de 2002, elle sera élue dans le cadre de la liste nationale de son parti.

Aux élections locales de 1992, le corps électoral comptait 11 513 809 inscrits, dont 48 pour cent de femmes. À cette occasion, 22 240 sièges étaient en jeu. Le groupe des hommes était représenté par 92 687 (98,84 pour cent), contre 1 086 candidates (1,16 pour cent). Les femmes ont remporté 77 sièges (0,35 pour cent de l’ensemble des élus, contre 7,09 pour cent des candidatures féminines). Ces femmes ont fait élire 17 membres de l’USFP et du RNI (22 pour cent chacun), 11 du PI (14 pour cent), huit SAP (dix pour cent), sept du MP (neuf pour cent), six de l’UC (7,8 pour cent), cinq du PND (6,5 pour cent), quatre du MNP (Mouvement national populaire, cinq pour cent) et deux du PPS (2,6 pour cent)[6]. Ni le MPDC (Mouvement populaire démocratique et constitutionnel) ni le PA (Parti de l’action) ou le PDI n’ont fait élire une seule femme. Fatima Belmouden faisait partie des élues de l’USFP dans la municipalité de Maârif (Casablanca). Un an plus tard, elle sera élue pour la première fois députée, puis réélue en 1997. Aux élections législatives de 2002, elle sera de nouveau élue, mais cette fois dans le cadre de la liste nationale de son parti. Rappelons que son défunt mari était député de l’USFP dans la législature de 1984-1993.

Le décalage entre le pourcentage des candidatures féminines (1,16 pour cent) et celui des élues (0,35 pour cent) indique d’une part que l’électorat n’est pas encore prêt à faire confiance aux capacités féminines dans la gestion des affaires locales et d’autre part que la confiance des partis, notamment ceux de gauche, dans les compétences gestionnaires féminines est plus élevée que celle de la société. La société est donc plus conservatrice que les partis politiques.

Aux élections communales du 13 juin 1997, le corps électoral comptait 12 941 779 inscrits. À cette occasion, 24 236 sièges étaient en jeu. Les secteurs féminins de l’USFP, du PI, du PPS et du PSD ont adressé un « appel aux femmes » pour qu’elles s’impliquent davantage dans la vie politique et dans leurs formations respectives, pour permettre à plus de femmes de se présenter en leur nom[7]. Le groupe des hommes était représenté par 100 641 candidats (98,39 pour cent), contre 1 651 candidates (1,61 pour cent). Les SAP arrivaient en tête (227 candidates : 14 pour cent). Du côté des formations politiques, les femmes ont présenté plus de candidates membres du PI (197 personnes : 12 pour cent) que de l’USFP (182 : 11 pour cent), du PPS (133 : huit pour cent), du RNI (130 : huit pour cent), du MDS (122 : sept pour cent), de l’UC (121 : sept pour cent), du PSD (116 : sept pour cent), de l’OADP (91 : six pour cent), du MNP (86 : cinq pour cent), du MP (83 : cinq pour cent), du PND (69 : quatre pour cent), du PA (60 : quatre pour cent) et du PDI (33 : deux pour cent). Presque le tiers de ces femmes était de gauche. Cette faiblesse montre que malgré sa rhétorique traditionnelle « féministe », la gauche demeure elle aussi sous l’emprise d’une culture électorale conservatrice, qui veut que les femmes aient peu de chances d’être élues. Une telle vision amène les états-majors masculins des formations de cette famille politique à présenter peu ou pas de femmes aux élections. Le profil régional de ces candidatures féminines est principalement urbain, puisqu’elles se recrutent principalement dans des villes comme Casablanca, Rabat, Meknès, Fès, Salé, Marrakech et Kénitra. Ce cadre de vie urbain touché par la modernisation est le lieu d’enracinement d’une population en majorité de classes moyennes. Cette dimension sociologique rend ces localités relativement plus ouvertes au phénomène de candidatures féminines.

Les femmes ont remporté 83 sièges (0,34 pour cent de l’ensemble des élus, contre 5,03 pour cent des candidatures féminines). Ce pourcentage est très inférieur par rapport au taux de féminisation de la population active, qui était de 27,8 pour cent[8]. Ces édiles ont fait élire 28 membres de l’USFP (33,73 pour cent), 12 de l’UC (14,46 pour cent), neuf du RNI (10,84 pour cent), huit du MP (9,64 pour cent), sept du PI (8,43 pour cent), six du MDS et des SAP (7,23 pour cent), trois du MNP et du PPS (3,61 pour cent) et une seule du PND (1,2 pour cent). Des partis comme l’OADP, le PSD, le PA et le PDI n’ont réussi à faire élire aucune des 300 candidates restantes[9].

Durant les périodes 1976-1983 et 1997-2002, aucune des femmes élues aux différentes élections locales n’a réussi à se faire « élire » à la tête d’une seule commune.

Les élections locales de 2003, les premières du genre sous le nouveau roi Mohammed VI, devaient permettre la mise en œuvre des dispositions de la nouvelle charte communale, tendant à asseoir sur des bases solides la décentralisation et la démocratie locale à travers, tout particulièrement, la consécration du choix de l’unité de la ville[10]. À cette occasion, l’âge de vote a été abaissé de 20 à 18 ans. Également, les principes de liste nationale et de quota féminin, utilisés lors des dernières consultations législatives de 2002, ont été mis de côté. Au niveau du type de scrutin, le scrutin de liste à la représentation proportionnelle est utilisé dans les communes peuplées de plus de 25 000 habitants et dans les arrondissements, et le scrutin uninominal dans les autres communes.

Le corps électoral comptait 14 620 937 inscrits et 23 689 sièges en jeu. Le groupe des hommes était représenté par 116 634 candidats (95,09 pour cent), contre 6 024 candidates (4,8 pour cent). Les femmes ont remporté 127 sièges (0,54 pour cent de l’ensemble des élus, contre deux pour cent des candidatures féminines). Ces femmes ont fait élire 27 membres de l’USFP (21 pour cent), 18 du PI (14 pour cent), dix du PJD (huit pour cent), neuf de l’UD (Union democratique, sept pour cent), huit du MNP (six pour cent), sept du PPS, du RNI et du MP (5,5 pour cent), six de l’UC (4,7 pour cent), quatre du FFD (trois pour cent), trois du PND, du PSD, du PDP (Parti du pacte) et des SAP (deux pour cent), deux du MDS, de l’ADL (Alliance des libertés), du PML (Parti marocain libéral) et du CNI (Congrès national ittihadi) et une seule du PCS (Parti du centre social), du PED (Parti de l’environnement et du développement), de la GSU (Gauche socialiste unifiée) et du PRE (Parti du renouveau et de l’équité). Pour les femmes candidates, des partis comme le PRD (Parti de la réforme et du développement), le PDI, le PA, l’ICD (Initiatives citoyennes pour le développement) et le PFC (Parti des forces citoyennes) ne sont pas des outils efficaces pour réussir à se faire élire. Mais, comparées à leurs camarades masculins, elles ne représentaient dans le meilleur des cas que 11 pour cent (USFP). Chez les autres groupes politiques, elles n’ont pas dépassé dans le meilleur des cas les quatre pour cent. Les femmes élues se sont recrutées à plus du tiers (35 pour cent) de leurs effectifs dans la gauche. Même si, par rapport aux compétitions précédentes, le résultat enregistré à cette occasion par les femmes représente une avancée notable, il demeure négligeable.

Durant ces consultations communales tenues entre 1976 et 2003, le corps électoral s’est développé en raison du dynamisme démographique du pays. Le taux de participation a entamé son déclin après une certaine embellie. Plusieurs changements sociopolitiques ont eu lieu et le personnel chargé de la gestion du « gouvernement » local s’est de plus en plus professionnalisé. Si le nombre de femmes candidates et élues a augmenté (voir tableau no. 6), il a en même temps reculé, du fait de l’augmentation du nombre total des candidats et des sièges en compétition.

Si les autorités politiques du pays veulent vraiment encourager la participation de la femme à la gestion des affaires locales, elles doivent, lors des prochaines élections locales prévues en principe en 2008, réserver des quotas féminins d’au moins 20 pour cent. Pour « convaincre » les partis de s’y conformer, elles devraient mettre en place un ensemble de mesures de pénalités financières, entre autres, contre les partis fautifs. L’histoire électorale du pays depuis les 40 dernières années a montré que, laissés à eux-mêmes, les partis résistent au processus de féminisation de leur personnel politique et donc de leurs représentants dans les institutions locales et nationales, d’où la nécessité de telles mesures. Pour être plus efficace, un tel choix gouvernemental devrait être accompagné d’un effort d’éducation populaire et de la mobilisation significative du mouvement féministe marocain dans son ensemble, des sections féminines partisanes et des ONG favorables à une présence significative des femmes dans le champ politique local.

B. Élections législatives et Parlement

Durant une période de 40 ans, le Maroc a tenu sept consultations législatives. Elles ont eu lieu le 17 mai 1963, le 28 août 1970, le 3 juin 1977, le 14 septembre 1984, le 25 juin 1993, le 14 novembre 1997 et le 27 septembre 2002. Jusqu’à 1993, inclus, le type de scrutin utilisé était uninominal majoritaire à un tour. Aux élections de 2003, le type de scrutin proportionnel a été choisi. Les six premières consultations ont été organisées sous la férule du roi conservateur Hassan II. Elles étaient régulièrement entachées d’irrégularités. Les dernières élections législatives en date ont été organisées dans un contexte politique nouveau, marqué notamment par l’arrivée au pouvoir du nouveau roi Mohammed VI. Ce jeune souverain était soucieux de la nécessité d’améliorer l’image de son régime. Au niveau électoral, un des premiers tests de cette nouvelle orientation était la tenue d’élections propres.

Aux élections législatives du 17 mai 1963, les premières du règne de Hassan II, le corps électoral comptait 4 803 654 inscrits. Si le taux de participation national était de 73 pour cent (contre 75 pour cent aux communales de 1960), celui féminin était de l’ordre de 45 pour cent en ville et de 39 pour cent dans les campagnes. À cette occasion, 144 sièges étaient en jeu. Parmi les 690 candidats qui avaient pris part à la compétition, 16 (deux pour cent) étaient des femmes. Aucune d’elles n’a été élue. Sept ans plus tard, une deuxième consultation a eu lieu. Elle s’est déroulée alors que le régime s’était encore plus acharné sur l’opposition, d’où le peu d’intérêt attaché à ce « rendez-vous ».

Sept ans plus tard, en 1977, les troisièmes élections législatives ont été tenues. À cette occasion, le corps électoral comptait 6 519 301 inscrits (90 pour cent de la population en âge de voter), dont 3 164 737 électrices (48,54 pour cent). Par rapport aux consultations locales de 1976, la structure de l’électorat a connu une diminution d’électeurs et une augmentation d’électrices, puisque le groupe masculin a baissé de 57 010 électeurs et celui féminin s’est enrichi de 53 410 électrices, passant de 3 111 327 à 3 164 737. À cette occasion, 176 sièges issus du scrutin universel direct étaient en jeu.

Le groupe des hommes était représenté par 698 candidats (98,87 pour cent), contre huit candidates (un pour cent). Ces femmes se sont plus retrouvées au PPS (Malika Belghiti, Badia Mennebhi et Nezha Skalli : 38 pour cent) qu’à l’USFP (deux candidates : 25 pour cent), le PI ou le MPDC (une chacun : 12,5 pour cent). La gauche était donc plus ouverte aux candidatures féminines que la droite. La progression significative de l’électorat féminin et sa participation massive ne se sont pas traduites en appui à la candidature féminine, déboire qui s’explique en partie par le fait que les 4 510 770 ruraux représentaient 69 pour cent de l’électorat national[11]. Dans les sociétés villageoises marocaines, la Tradition prime.

Aux consultations législatives de 1984, le corps électoral comptait 7 414 846 inscrits, et 199 sièges issus du scrutin universel direct étaient en jeu. Le groupe des hommes était représenté par 1 318 candidats (99 pour cent) contre 15 femmes (un pour cent) : un taux très bas par rapport au taux de dix pour cent de féminisation de la fonction publique[12]. La moyenne nationale de la candidature féminine était de 1,2 pour cent. Parmi ces candidates, on trouve plus de membres de l’OADP (dix pour cent de l’ensemble de ses candidats) que du PPS (deux pour cent), du PI (1,5 pour cent), du PND (1,3 pour cent), de l’USFP et du RNI (1,1 pour cent) ou du MP (0,6 pour cent). L’UC avait interdit toute candidature féminine dans ses rangs. Mais aucune de ces femmes n’a été chanceuse.

Aux élections législatives de 1993, la nouveauté principale était la mise en place par l’USFP et le PI d’une liste commune pour couvrir les 222 circonscriptions mises en jeu au suffrage universel direct et maximiser leurs chances. Le corps électoral comptait cette fois 11 398 987 inscrits. Le groupe des hommes était représenté par 1 976 candidats (99 pour cent) contre 33 femmes (deux pour cent). Parmi ces candidates, on trouve plus de membres de l’OADP (sept femmes : 21 pour cent) que du PPS (six femmes : 18 pour cent), du PND (quatre femmes : 12 pour cent), de la liste commune USFP-PI, des SAP ou du PDI (trois femmes : neuf pour cent), du PA ou de l’UC (deux femmes : six pour cent), du RNI, du MNP ou du MP (une femme : trois pour cent)[13]. Parmi les candidates de l’OADP, se trouvaient l’avocate Aïcha Loukhmass (923 voix : 2,91 pour cent) dans la circonscription de Médina et la professeur Habiba Boussabir dans celle de Mabrouka, toutes deux situées à Casablanca. La candidate Latifa Jbabdi (1 082 voix : sept pour cent) s’est présentée à Yacoub el-Mansour (Rabat), Nezha Alaoui (2 293 voix) à Kénitra-Gharbia (Kénitra) et Amal Hajji (1 573 voix : 6,36 pour cent) à Lamrissa (Salé). Les candidates du PPS étaient Aïcha Qoba (395 voix) à Khouribga-Central (Khouribga), Amina Lemrini Elouahabi (1 693 voix : 6,58 pour cent) à Yacoub el-Mansour et Leïla Rhiwi (1 211 voix : 4,37 pour cent) à Youssoufia-Riad, deux circonscriptions situées à Rabat. La première des trois candidates de l’USFP-PI s’est présentée à Ben M’Sick-Sidi Othmane (Casablanca), et les deux professeurs Latifa Bennani-Smirès (54,52 pour cent des voix)[14] à Fès Saïs (Fès) et Badia Skalli (32,72 pour cent des voix) à Mers Sultan (Casablanca). Parmi les candidates SAP, se trouvaient Lalla Fatima Alaoui Salim (475 voix : 2,27 pour cent) à Hassan (Rabat) et Jamila Bahiri (342 voix : 1,22 pour cent) à Safi-Boudheb (Safi). Parmi les candidates du PDI, se trouvaient Aïcha Jbira (394 voix : 1,94 pour cent) à Yacoub el-Mansour et Latifa Badaoui (974 voix : 3,79 pour cent) à el-Youssoufia, toutes deux à Rabat. Parmi les candidates du PND se trouvaient Habiba Hadj Khalifa (1 148 voix : 4,27 pour cent) à Safi-Biyada (Safi) et Aïcha Rachad (815 voix : 3,89 pour cent) à Hassan (Rabat). Les deux femmes de l’UC (7,7 pour cent de l’ensemble de ses candidats) étaient la professeur Halima Jamal (973 voix : 4,65 pour cent) à Hassan-Agdal (Rabat) et la directrice d’école Khadija Belftouh à Khalifa-Ahmed (Casablanca). Une des deux femmes du PA était Rachida Zbida (969 voix : 2,50 pour cent) à Safi-Boudheb (Safi). La candidate du MP, présidente de compagnie, Zhour Omari (1 975 voix), s’est présentée dans la circonscription Kénitra-Gharbia (Kénitra) et la candidate du RNI Zahia Dadi (1 601 voix : 6,22 pour cent) à el-Youssoufia (Rabat)[15].

Les deux seules femmes élues, Bennani-Smirès et Skalli, appartenaient déjà à la classe dirigeante de leurs partis respectifs, puisque la première était membre du comité exécutif du PI et la seconde du comité central de l’USFP. Leur élection était une première dans l’histoire parlementaire du Maroc. Dans un Parlement de 333 députés, elles ne représentaient donc que 0,6 pour cent. Il n’était pas encore temps au Maroc de voir cette institution cesser d’être un bastion masculin imprenable.

Les législatives du 25 juin 1997 étaient les dernières élections tenues du vivant de Hassan II. Elles ont préparé le contexte politique à l’arrivée d’une nouvelle équipe gouvernementale, dirigée cette fois par Abderrahmane Youssoufi. À cette occasion, le corps électoral comptait alors 12 790 631 inscrits, et 325 sièges étaient en jeu[16].

Le groupe des hommes était représenté par 3 219 candidats (97,9 pour cent) contre 69 femmes (2,1 pour cent). La vedette féminine du RNI était sans conteste la célèbre journaliste et présentatrice télé Nassima El Hor. Les deux candidates de l’UC étaient la fonctionnaire Amberka Nouri (circonscription Bab Jdid) et la directrice d’école Khadija Belftouh Mekwar (Ben M’Sick-Sidi Othmane). Parmi ces candidatures féminines présentées à Casablanca, l’OADP a mandaté 11 femmes, dont le médecin Leïla Benzakour Kandil à Mechouar, la chef de service Houria Cherif Hawat à Maârif, la professeur Nabila Mounib à My Youssef, la directrice d’école Fatima Tani à Bab Jdid, l’enseignante Saâdia Saâdi à Messala et l’informaticienne Souâd Smaou aux Roches Noires. Le PPS a mandaté six candidates. L’USFP a mandaté dix candidates, dont la psychiatre, chroniqueuse et professeur universitaire Assia Akesbi (circonscription Hay Hassani), la députée sortante Badia Skalli (Mers Sultan) et l’enseignante Fatéma el-Moudden (Ben M’Sick). La part des femmes de gauche dans le groupe des candidates (39 pour cent) témoigne d’une part d’une certaine faveur partisane envers la promotion de la femme, que l’on retrouve déjà dans les programmes électoraux, et d’autre part de l’influence des secteurs féminins dans les partis de cette famille politique. Skalli et el-Moudden allaient être les seules femmes chanceuses cette fois (2,9 pour cent des effectifs féminins et 0,6 pour cent des élus). Mais ce résultat ne reflète pas la présence réelle de la femme dans l’espace public.

Dans le contexte du nouveau règne de Mohammed VI, les élections législatives de 2002 étaient, comme nous l’avons déjà mentionné, supposées fournir la preuve d’un changement réel de régime. C’est pourquoi les autorités politiques du pays avaient promis qu’elles seraient propres, transparentes et régulières. Elles ont été notamment l’occasion de l’adoption de deux mesures historiques. La première consistait en l’abaissement de l’âge légal du vote de 20 à 18 ans et la seconde en l’adoption du principe de quotas de dix pour cent de sièges féminins, et ce à travers la mesure d’une liste nationale réservée théoriquement aux femmes.

À l’occasion de ces élections, les premières de l’ère Mohammed VI, deux listes se sont présentées : la liste locale, ouverte à tous, et la liste nationale, réservée théoriquement aux femmes. Le corps électoral comptait 13 884 467 inscrits, dont 6 877 900 femmes (49,54 pour cent). Comme la classe dirigeante du pays voulait éviter un éventuel ras de marrée islamiste, suite aux désillusions populaires vis-à-vis des politiques inefficaces du gouvernement de « transition », elle a demandé au PJD de limiter le nombre de ses candidatures. Ce faisant, l’objectif était, semble-t-il, de rassurer la communauté internationale et de préserver ainsi les investissements extérieurs et le tourisme occidental. En bons élèves de la « démocratie » royale, le PJD a limité sa couverture électorale.

Pour conquérir les 295 sièges de la liste locale qui étaient en jeu, le groupe des hommes était représenté par 5 599 candidats (95,47 pour cent) contre 269 candidates (4,53 pour cent). En raison du type de scrutin proportionnel utilisé cette fois, le candidat en tête de liste était le mieux placé pour remporter un siège, d’où les intrigues et trésors d’ingéniosité et de coups bas déployés dans les coulisses des partis. À côté des 14 candidats SAP, tous mâles, 26 partis ont participé à cette liste locale. Parmi les candidates de ces formations, se trouvent plus de membres du PFC ou du MNP (7,06 pour cent) que du PPS (6,32 pour cent), du FFD (5,95 pour cent), du PED ou du PML (5,57 pour cent), du CNI ou du PND (4,83 pour cent), de l’USFP, du PA ou du PI (4,46 pour cent), du PSD (4,09 pour cent), de l’ICD ou du PCS (3,71 pour cent), du MDS (3,34 pour cent), du MP ou du PDP (2,97 pour cent) du PJD ou de l’UC (2,61 pour cent), du RNI ou de l’UD (2,23 pour cent), de l’ADL, du PDI, de la GSU ou du PRD (1,85 pour cent) et du PRE (1,48 pour cent). La multiplicité des offres partisanes a fractionné la palette des candidatures féminines et a donc empêché une certaine concentration à ce niveau. Au niveau des familles politiques, la gauche n’a permis qu’à un peu plus du quart des effectifs féminins de se retrouver parmi ses rangs. Cette faible représentation des femmes est encore plus évidente lorsque l’on se penche sur sa présence à l’intérieur du groupe de candidats dans chaque parti. Elle ne dépasse pas les huit pour cent. Cette résistance masculine à la représentation des femmes s’est retrouvée également au niveau des têtes de liste. Si, dans le meilleur des cas, cette représentation a atteint par exemple un maximum de 11 pour cent (PML), dans le cas de plusieurs partis (USFP, CNI, PRE, RNI et UC), de gauche comme de droite, leur céder du terrain était exclu. Le prétexte utilisé était qu’elles disposaient déjà d’une liste nationale de 30 sièges. Comme les partis avaient à la fois laissé peu de place à la représentation des femmes et exclu ou limité leur présence à la tête de leurs listes, il était donc prévisible que peu de femmes soient élues. Étant donné ces deux obstacles, la moisson des sièges féminins était maigre : cinq sièges seulement, répartis entre le PI et le PJD, qui ont récolté deux sièges chacun, contre un seul pour le MNP.

Les 30 sièges de la liste nationale étaient l’enjeu d’une compétition entre 26 partis, qui avaient tous essayé de présenter une liste complète, à défaut de quoi, certains d’entre eux avaient même ajouté des noms d’hommes (huit dans le cas du MDS, six pour l’UD et cinq pour le PND) à une liste réservée théoriquement aux femmes. Mais, heureusement, aucun de ces « intrus » n’a été élu. À cette occasion, l’USFP s’est révélée être un outil plus adéquat pour faire élire plus de femmes (17 pour cent) que ne l’ont été le PI, le PJD ou le RNI (13 pour cent), le MP, le MNP, le PND, l’UC, le PPS ou le FFD (sept pour cent), et l’UD (trois pour cent). Les autres formations se sont révélées inefficaces à ce niveau. Pour les élues de cette liste nationale, la famille politique de gauche ne s’est pas démarquée nettement de celle de droite, puisqu’elle n’a fait élire que 35 pour cent des femmes. Une telle donne permet de montrer les limites du discours « féministe » de la gauche.

Au sortir de ces deux épreuves électorales, la femme marocaine n’est représentée que par 11 pour cent (contre 0,61 pour cent en 1997) de l’ensemble des membres de la Chambre basse du Parlement. Son poids dans le groupe des élites politiques nationales est donc loin de refléter son poids démographique et sa contribution au monde productif. Mais lorsque l’on regarde le chemin parcouru par cette femme pour arriver là où elle est rendue dans cette institution, symbole de la souveraineté populaire, on pourrait succomber à l’optimisme. Cependant, sans l’apport décisif de la mesure de quotas, sa représentation n’aurait pas enregistré le bond « spectaculaire » que l’on vient de voir. Décidément, il n’était toujours pas temps au Maroc de voir cette institution cesser d’être un bastion masculin farouche.

Au cours de quatre décennies de « tradition » parlementaire, le Maroc a connu plusieurs changements sociopolitiques importants. La branche parlementaire des élites politiques nationales s’est de plus en plus professionnalisée. Le genre féminin en son sein n’a cessé de gagner tranquillement du terrain, réussissant récemment à enregistrer une avancée non négligeable. Mais si l’on garde à l’esprit les résistances masculines au sein des différentes directions partisanes vis-à-vis de la représentation de la femme dans les élites politiques nationales et locales, on ne peut que se demander d’où vient ce phénomène sociologique.

II. ISLAM ET PATRIARCAT FACE À LA PARTICIPATION ET À LA REPRÉSENTATION POLITIQUES DES FEMMES

Comme nous venons de l’analyser, la participation politique de la femme marocaine et sa représentation au sein des institutions représentatives locales et nationales demeurent limitées. Ce phénomène est lié à la culture patriarcale de la société et au niveau de son développement éducatif. Sur ce plan, le rôle joué par l’Islam en tant qu’idéologie n’est pas négligeable.

Le Maroc appartient à l’espace civilisationnel islamique. Contrairement à des contrées comme l’Afrique orientale ou l’Extrême-Orient, où l’Islam s’est répandu grâce à des dynamiques sociales et à des stratégies pacifiques, par le biais notamment de commerçants ou d’alliances matrimoniales, l’arrivée au septième siècle de l’Islam au Maroc était liée à un projet impérial d’expansion militarisée. Il fallut beaucoup de temps aux envahisseurs musulmans venant de l’Est pour arriver à bout des résistances locales acharnées. Même s’il n’était pas question pour les nouveaux maîtres du pays de renoncer à l’orthodoxie religieuse d’origine, ils devaient s’adapter aux réalités locales pour pouvoir, à terme, enraciner l’Islam dans la durée. C’est pourquoi les gardiens de la Tradition importée avaient fait plusieurs concessions culturelles et cultuelles en faveur des autochtones. Comme ils avaient perdu la bataille sur le front militaire et étaient conscients de leur incapacité à reprendre l’initiative militaire, ces derniers, loin d’être des objets passifs des ambitions des autres, avaient adapté leurs cultes païens à la religion des nouveaux maîtres, une dynamique observée sur d’autres continents. C’est pourquoi l’Islam marocain peut apparaître méconnaissable pour des fidèles orthodoxes du Moyen-Orient.

En réussissant à s’implanter au Maroc, l’Islam, en tant qu’idéologie, était porteur d’une révolution sociale sans précédent. Comme l’a soutenu Constant Hamès[17], l’Islam a opéré des transformations profondes au sein du système tribal. Cette transformation a bouleversé l’organisation sociale et politique liée au système de parenté. Avant l’arrivée de l’Islam, « les tribus berbérophones pratiquaient leurs relations de parenté suivant le système matrilinéaire ». C’est pourquoi, ajoutait-il, « la succession au pouvoir politique et l’héritage des biens matériels passaient par la ligne féminine de la parenté ». Dans ce cadre, le khal (oncle maternel) était un personnage très important dans la socialisation des enfants mâles.

L’Islam étant devenu l’idéologie dominante, les règles du nouveau droit patrilinéaire se sont imposées. Dorénavant, la succession passerait par la lignée du père. Les conséquences d’un tel changement juridique se révéleront révolutionnaires, puisqu’elles affecteront l’ensemble du système social. Dans une société tribale où la langue autochtone n’était pas transcrite, et ne se transmettait donc qu’oralement, l’arabisation progressive, allant de pair avec son islamisation, allait se renforcer avec l’arrivée, de l’Est, des tribus de Banu Hilal et de Banu Ma’qil. La langue arabe transcrite, langue du Coran, était l’outil de dissémination de la nouvelle idéologie.

L’épuisement puis la chute de la dynastie omeyyade à Damas va accélérer la lutte de pouvoir au sein du lignage du prophète Mohammad entre sa propre descendance, née de l’union entre sa fille Fatima Zohra et son cousin Ali ibn Abi Talib (qualifiés dans la Tradition islamique de chorafas [pluriel de chérif]), et la maison d’Abbas, l’oncle paternel du prophète. Plusieurs chorafas seront sacrifiés sur l’autel de cette lutte.

C’est sur le fond de cette toile que l’histoire officielle présente l’arrivée héroïque d’un certain chérif, Moulay Idriss, au pays. Selon ce récit, ce personnage fuit les machinations abbassides qui voulaient intenter à sa vie. Il prit pour femme une berbère et devint le fondateur de la dynastie idrisside. Avec cette dynastie, on a assisté, pour la première fois dans l’histoire du pays, à la consécration du principe chérifien comme source de légitimité sociale et politique. Une nouvelle figure d’autorité à base religieuse avait fait son entrée dans la vie publique. Elle allait modifier la structure du pouvoir. Deux des dynasties postérieures à celle des Idrissides (les Saadiens et les Alaouites) revendiqueront à tour de rôle leur origine chérifienne pour légitimer leur aspiration au pouvoir. De nos jours encore, l’origine chérifienne (la noblesse religieuse de l’Islam) continue à être revendiquée par un ensemble de familles marocaines comme marque de distinction et de différenciation sociales par rapport aux autres groupes, qui ne sont pas considérés comme faisant partie du club select chérifien. Avec l’enracinement de ce phénomène du chérifisme, l’idéologie patriarcale s’est renforcée encore davantage dans la société locale.

C’est dans ce cadre que l’idéologie islamique a participé à la reproduction d’une construction culturelle des relations entre les genres masculin et féminin. En vertu de cette construction sociale, l’image dominante de la femme reste celle d’une « mère et épouse ». Elle est perçue comme une gardienne naturelle des valeurs sociales, supposées éternelles, à travers la charge de socialisation des enfants et de reproduction de l’identité culturelle de la communauté, supposée elle aussi sacrée et immuable. Cette représentation est renforcée, entre autres, par les manuels scolaires et le discours public. Mais cette conception est erronée car elle ignore la réalité sociale de la femme dans la société d’aujourd’hui. En plus du type en vigueur de l’organisation sociale du travail et de l’idéologie de la famille, plusieurs acteurs sociaux, idéologiques et politiques, y compris les femmes, participent à la reproduction de cette culture misogyne.

D’abord, au niveau de l’idéologie de la famille, tous les individus existent en tant qu’êtres sexués. Dès leur tendre enfance, les hommes comme les femmes sont socialisés en fonction d’un cadre idéologique associant la supériorité aux premiers et l’infériorité aux secondes. Dans ce milieu, l’identité masculine est meublée, entre autres, par le désir et la domination. Cette conception renforce une division sexuelle du monde social. Cet espace est agencé et rythmé par la distance et la séparation sexuelle retrouvées partout. Au sein de la famille, les rôles et les tâches sont théoriquement différenciés en fonction du sexe des enfants. Ainsi, les travaux de ménage sont théoriquement réservés pour les filles, et les garçons sont explicitement invités à s’en abstenir.

Dans le cadre de la famille élargie, des occasions de sociabilité mettent les deux sexes à parts. Ainsi, à l’occasion de la fête du mariage, la réception a souvent lieu dans des pièces séparées et à des jours différents. Habituellement, le samedi est réservé aux hommes et le dimanche aux femmes. Une telle séparation spatiale et temporelle trouve son origine dans une vieille conception méditerranéenne de la femme et de l’homme sexués à outrance. Cette conception, renforcée par la religion musulmane, cherche à éviter, en l’absence d’un parent de la femme, tout contact « illicite », en tête-à-tête, entre elle et un homme, pour éviter qu’ils ne soient « victime » de la tentation de la chair. Au moment des premières approches en vue d’un éventuel mariage, le couple est souvent escorté d’un parent de la femme. De telles « précautions » donnent à l’acteur social l’impression de garder le contrôle dans un monde qui lui échappe de plus en plus. Mais cela n’empêche pas l’existence, dans les sociétés locales rurales ou urbaines, de plusieurs espaces de sociabilité où les deux sexes se rencontrent tous les jours (les marchés hebdomadaires dans les campagnes, les cafés, les clubs, les écoles et la rue dans les villes, etc.).

Au niveau économique, le produit intérieur brut (PIB) par citoyen marocain est estimé en 2002 à 3 810 dollars : un niveau de richesse qui place le pays, selon l’indicateur du développement humain de l’ONU, dans la catégorie des nations dont le développement humain est moyen (voir tableau no. 4). Dans ce pays, le taux d’activité féminin par rapport à celui masculin dans le marché du travail a été estimé en 2002 à 53 pour cent. Dans le marché urbain, ce taux est passé de 8,9 pour cent (1960) à 10,8 pour cent (1971), 14,7 pour cent (1982) et 22,8 pour cent (1999). Malgré cette participation à la progression du marché du travail et à la production des richesses nationales, les femmes continuent à toucher en moyenne un salaire inférieur de 40 pour cent à celui des hommes, à compétences égales. C’est pourquoi leurs revenus annuels moyens étaient estimés en 2002 à 2 153 dollars, contre 5 354 dollars pour les hommes.

Selon le recensement de 1982, le groupe d’âge le plus concerné par le salariat était celui des 20-24 ans, suivi de celui des 15-19 ans[18]. Selon les statistiques de 1999, ce taux d’activité est passé de 13,7 pour cent à 35,4 pour cent chez les groupes de 15-19 ans et 25-29 ans, et amorce un continuel déclin à partir de la tranche des 30-34 ans. En milieu rural, ce taux a continué, jusqu’à la couche des 50-54 ans, à progresser en fonction du passage d’une catégorie plus jeune à une autre plus âgée[19]. Dans le milieu urbain, ce déclin s’explique par le fait que, dans cette tranche d’âge, la proportion des femmes mariées est plus élevée. Ce changement de statut s’accompagne, chez plusieurs, par le retour au foyer pour s’occuper du conjoint et des enfants. La tranche d’âge la plus présente parmi les salariées est celle des 20-24 ans, suivie de celle des 15-19 ans : deux tranches généralement moins touchées par le mariage.

En 1999, le taux de chômage dans le milieu urbain était de 27,6 pour cent pour les femmes, contre 20,3 pour cent pour les hommes, et dans les campagnes il était de 2,1 pour cent pour les femmes, contre sept pour cent pour les hommes[20]. Dans l’ensemble du pays, plus de femmes que d’hommes travaillent dans les secteurs de l’industrie et de l’artisanat (27 pour cent, contre 11,8 pour cent), des services (15,2 pour cent, contre 4,5 pour cent), de l’administration publique, de l’éducation, de la santé et de l’action sociale (16,6 pour cent, contre 11,9 pour cent). Dans le monde urbain, l’apport féminin est encore plus important dans ces secteurs[21]. De tels pourcentages s’expliquent, entre autres, par le fait que ces secteurs sont une extension des tâches traditionnelles de la femme.

Malgré cette participation de la femme au marché du travail, où elle est de plus en plus présente, et faute d’une vraie volonté politique, la législation faite par les hommes ne s’est pas adaptée aux nouvelles réalités du marché de l’emploi, d’où, entre autres, le manque criant de crèches pour les bébés des jeunes mères dans les usines ou les entreprises. À cause de l’immobilisme politique, responsable en partie de l’absence d’un changement sexo-social dans la division du travail au sein de l’unité domestique, la femme employée est obligée par la pression sociale de concilier sa profession et ses tâches familiales, tâches dévolues traditionnellement au sexe « faible ». Étant écrasée par le poids de ses deux tâches, familiale et professionnelle, et devant l’influence prépondérante de l’idéologie patriarcale, la femme se trouve découragée de s’éloigner des frontières de son monde privé.

Dans le cadre d’un tel milieu social, on est d’emblée peu porté à l’ouverture à la reconnaissance pleine et entière de la valeur de la participation de la femme aux affaires de la cité politique. L’usage par des milieux conservateurs de hadiths (« paroles prophétiques »), imputés au prophète Mohammad, comme celui dit « faible » où il est dit que : « Ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme » (extrait du classique Sahih al-Boukhari, volume 13), n’est pas de nature à militer en faveur de la promotion de la femme dans le monde politique ni à changer les représentations négatives de son image. Cette représentation idéologique se reproduit dans les différents champs de la société marocaine, de différentes manières et à différents rythmes.

En raison de ces facteurs domestique et professionnel, la femme est loin d’être motivée à participer à la vie politique. Dans le cas de celles qui trouvent quand même assez d’énergie pour s’impliquer réellement dans les partis, elles font face à deux situations décourageantes. Tout d’abord, la présence des femmes dans les organes décisionnels (bureau politique et comité central) est faible. Ainsi, aucune femme ne dirige un parti, et peu de femmes sont présentes dans les comités centraux de l’USFP, du PPS, du PI et du PND, ou dans les bureaux politiques du PPS, du PI, du PSD et du PA. Dans le cas du PPS, les trois femmes présentes dans son comité central, suite à son deuxième congrès, étaient Amina Lemrini, Malika Belghiti et Nezha Skalli. Une seule s’est retrouvée membre du bureau politique. Pour l’USFP, entre 1975 et 1978, trois femmes (Aïcha Belarbi, Badia Skalli et Zineb Bennani) ont été élues à son comité central, qui accueille actuellement quatre femmes. À son neuvième congrès (1974), le PI affirmait son attachement à l’égalité entre les deux genres, moyen selon lui de protéger la famille des méfaits du divorce et de la polygamie. À cette occasion, neuf femmes, parmi 410 membres, ont été élues à son conseil national (2,19 pour cent) et trois sur 60 (cinq pour cent) à son comité central. En 1984, ce parti comptait deux femmes dans son comité exécutif et huit parmi les 80 membres (dix pour cent) de son comité central. Au sein de leur bureau politique, le PSD a accueilli deux femmes et l’OADP une seule. Les femmes du RNI ont organisé en février 1983 leur premier congrès, à l’occasion duquel elles ont réclamé la création d’un ministère des Affaires féminines et l’intégration des femmes à la vie politique. Dès sa création, le MDS a intégré une femme dans ses instances dirigeantes.

Ce peu d’ouverture face aux revendications de leurs sections féminines et d’intérêt vis-à-vis de la promotion des femmes au sein des partis s’explique par le contrôle que les hommes exercent sur les postes de responsabilité et de direction, et donc sur les machines partisanes. Partageant une culture traditionnelle ambiante, ils sont portés à favoriser d’autres hommes et donc à marginaliser les femmes. Comme d’habitude, ils accordent de faibles possibilités à leurs militantes d’être élues car, aux états-majors des partis, présenter des candidates aux élections est considéré comme un pari risqué. Dans beaucoup de cas, les candidatures féminines assurent uniquement la fonction d’alibi pour montrer la modernité de ces partis. Les femmes sont généralement présentées dans des circonscriptions qui ne sont pas « gagnables », sous prétexte que « le peuple marocain est profondément conservateur » et que « les femmes n’ont aucune chance de remporter les élections ». De tels propos sommaires cherchent à camoufler, au sein des différents partis, le sentiment d’hostilité de plusieurs secteurs masculins aux candidatures féminines.

Une deuxième raison explique la marginalisation de la femme dans les organes décisionnels : Celles qui sont soutenues par leur famille et trouvent assez d’énergie pour s’impliquer réellement dans les partis politiques ne bénéficient pas du soutien de ces machines politiques car, malgré leur discours volontiers égalitaires, ces formations, qui sont le produit de la société, continuent en fait à concevoir la politique comme une affaire d’hommes. Pour se défendre, ils avancent que les femmes ne veulent pas vraiment s’impliquer dans la vie politique ou qu’elles n’ont pas les qualités requises pour un tel engagement. Mais, venu le temps des consultations électorales, ces mêmes partis se servent du thème de l’émancipation de la femme pour récolter le maximum de suffrages féminins. Le fait de se doter de sections féminines n’a pas poussé les partis politiques à prendre sérieusement à leur compte l’agenda féminin. De plus, ces sections n’ont pas encore réussi à dépasser l’état de tutelle dans lequel elles étaient déjà placées au sein de leurs partis respectifs. Cette donne n’est pas une nouveauté, puisque, face à un régime autoritaire, la société marocaine n’a pas cessé depuis plusieurs décennies de débattre au sein des partis d’opposition et de leurs filiales syndicales pour savoir s’il faudrait ou non attendre la démocratisation du régime pour pouvoir régler la question de l’émancipation de la femme et de son intégration politique. Les féministes pourraient voir dans cet argument une sophistication de la volonté partisane de les exclure des postes de décision politique.

Mais, pour modifier ces équilibres entre les deux genres, le secteur féminin de plusieurs partis, notamment ceux de gauche, a encouragé les femmes à participer à la vie politique. Un tel investissement cherchait également à donner aux femmes une image positive d’elles-mêmes. C’est pourquoi plusieurs femmes se sont présentées aux élections. Dans le cas de l’USFP, devant son échec à amener le parti à prendre à son compte l’agenda de réforme du code du statut personnel pour entre autres ménager son courant conservateur, son secteur féminin a créé une commission nationale de la femme et a imposé en 1978 la présence de femmes dans les bureaux régionaux du parti. C’est dans ce cadre que quatre femmes (Aïcha Belarbi, Badia Skalli, Touria Sekkat et Amina Hansali) ont été élues au conseil national. Mais pour le moment, dû à leur faible poids au sein de leurs formations respectives, les femmes ne pourront pas changer les équilibres partisans.

Quant à la participation de la femme elle-même à cette situation de discrimination, il ne faut pas perdre de vue qu’elle n’est pas un objet inactif, victime de stratégies machistes. Elle est au contraire un acteur actif, qui participe aux processus culturels de production de la société. N’oublions pas que c’est elle, et non l’homme, qui remplit plusieurs fonctions importantes au niveau de la famille. C’est elle qui s’occupe la première de la socialisation des enfants. Elle les initie aux premières formes de la vie religieuse. C’est elle qui initie son enfant, jusqu’à l’âge de 9-10 ans, aux rites du rapport au corps, notamment en matière d’hygiène. À travers ces exemples, on voit que ce rapport commence dès la tendre enfance. Et même au moment du mariage, donc à l’âge adulte, le jeune homme cherche la bénédiction de son choix par sa mère. Faisant elle-même partie de la société et subissant ainsi son influence, elle participe à sa reproduction idéologique. C’est pourquoi elle continue à transmettre à sa progéniture les valeurs culturelles qui ne sont pas de nature à faire la promotion de la femme dans la vie politique. L’influence d’une telle conception culturelle est telle que même des femmes impliquées dans la gestion du « gouvernement » local ou présentes au Parlement perçoivent leurs fonctions électives comme une extension de la sphère domestique. Ainsi, comme l’avaient confié plusieurs conseillères et députées à l’auteur de cette étude, elles se voient comme les « sœurs et femmes [virtuelles] de tous » et, ajoutaient-elles, « les gens de la circonscription sont comme [leur] famille ».

Mais pour déroger à l’influence d’une telle conception culturelle des rapports des genres masculin et féminin, il faudrait opérer une certaine « rupture » idéologique avec l’idéologie sociale dominante. C’est pourquoi ce genre de comportement de « rupture » est percevable chez la gauche. Rappelons que l’idée même de la gauche au Maroc constitue en fait une rupture avec l’ordre social pré-capitaliste et que son introduction au pays est liée à l’arrivée des idées nouvelles en provenance de l’Europe coloniale. Mais pour le moment, une telle attitude culturelle de rupture n’est pas chose aisée, étant donné le faible niveau éducatif de la population féminine en particulier.

L’introduction du système scolaire moderne au Maroc est liée à l’époque coloniale. Les autorités du Protectorat français ne voulaient pas scolariser les jeunes filles musulmanes. En 1927, les leaders nationalistes ont remis au futur Mohammed V une pétition relative aux droits des femmes. Une première école pour petites filles musulmanes a été ouverte au Maroc (ville de Salé) en 1931. Trois ans plus tard, un plan de réforme pour l’enseignement obligatoire de 6 à 12 ans pour les enfants des deux sexes a été soumis. En 1937, des notables du royaume ont ouvert à Fès la première école pour les filles de notables. Lors de son discours historique de Tanger en 1947, le sultan Mohammed Ben Youssef (futur Mohammed V) a dévoilé publiquement sa fille Lalla Aïcha, un geste interprété à l’époque par les modernistes du mouvement nationaliste comme un signe d’ouverture vis-à-vis des femmes. D’ailleurs, une femme faisait partie des signataires du « Manifeste de l’Indépendance ».

À Tanger, ville cosmopolite, il fallut attendre l’année 1936 pour voir une première femme marocaine admise au baccalauréat. En 1942, sept filles ont obtenu le certificat d’études primaires, puis 14 en 1944 et 15 en 1945. Cette année là, le nombre de jeunes femmes musulmanes de Rabat en secondaire est passé de 12 à 193. Entre 1945 et 1955, on comptait quatre bachelières de plus, dont Latifa Benjelloun et Fatima Benslimane[22]. La deuxième, qui est la petite-fille de deux ministres d’anciens souverains alaouites, s’est alliée par mariage à la puissante famille Khatib et a siégé au bureau politique du PI. En 1952, 121 Marocaines de confession musulmane étaient inscrites dans des écoles secondaires et deux à l’université. En 1954, 154 musulmanes ont accédé au certificat d’études[23].

Pendant les années 1960, le mouvement de scolarisation a pris de l’ampleur. Pourtant, les résultats n’étaient pas à la hauteur. Malgré l’adhésion officielle de l’État au slogan nationaliste démagogique d’une « éducation obligatoire et généralisée » à tous les enfants, des deux sexes et de toutes les régions, le taux d’analphabétisme était très élevé en 1960. Il était encore plus élevé dans les campagnes (92 pour cent) que dans les villes (73 pour cent). Ce taux a reculé entre 1971 et 1994, davantage dans la ville qu’à la campagne, traduisant les choix urbains du pouvoir, qui voulait couper court aux menées de l’opposition de gauche et entraver l’élargissement de ses assises sociales. Pendant cette même période, l’analphabétisme des femmes a moins reculé que celui des hommes, passant de 96 pour cent (1960) à 87 pour cent (1971), 78 pour cent (1982) et 67 pour cent (1994). Ce taux féminin était de 61,5 pour cent en 2002. Le recul de l’analphabétisme était encore moins rapide dans les campagnes que dans les villes (voir tableau no. 8).

Au niveau du rapport à la lecture, et donc au savoir transcrit, on constate ainsi un double décalage, d’abord entre la population urbaine et la population rurale, et ensuite entre la population masculine et la population féminine. Ce décalage nous montre quels sont les groupes sociaux qui mobilisent les stratégies du pouvoir et accaparent les parts les plus importantes de l’argent public. Pour le régime, le monde urbain, lieu du pouvoir central et milieu propice à la mobilisation contestataire de l’opposition, devait avoir la priorité pour soigner les infrastructures de la puissance publique et détourner les clientèles potentielles de la gauche. Comme le régime avait noué une alliance avec les élites locales du monde rural[24], il pouvait se tourner vers les villes, où la classe moyenne avait entrepris une alliance avec le prolétariat, une alliance que le pouvoir devait briser pour éviter la politisation des luttes sociales.

Quand on garde à l’esprit que le Maroc était un pays rural jusqu’aux années 1990, on réalise l’aspect crucial d’une telle stratégie. Pour ce même pouvoir conservateur, cette fois en phase avec la société, la scolarisation des jeunes filles n’était pas aussi primordiale que celle des garçons, car, comme nous l’avons vu ci-dessus, selon la construction culturelle des relations entre les genres masculin et féminin, la place naturelle de la femme devait être dans son foyer pour exercer pleinement ses rôles traditionnels d’épouse et de mère ; et l’argent public disponible serait mieux utilisé s’il était dépensé là où c’est utile, c’est-à-dire pour former davantage les garçons que les filles, d’où le déficit scolaire féminin par rapport aux hommes dès l’école coranique. Ce déficit continue jusqu’au cycle supérieur. Ainsi, ce décalage qui passe de 66 pour cent à l’école coranique à 30 pour cent au fondamental des premier et deuxième cycles, atteint 29 pour cent au secondaire et 37 pour cent au supérieur[25]. Le passage d’un cycle fondamental à un autre plus élevé se traduit donc généralement par le renforcement de l’inégalité entre les deux sexes. Conjugué au contenu idéologique conservateur des manuels scolaires, la faiblesse de la présence des femmes à l’école n’est pas de nature à militer en faveur de leur intégration sociale et politique.

CONCLUSION

Un demi siècle s’est écoulé depuis l’indépendance du Maroc. Au cours de cette période, le pays a connu plusieurs changements sociologiques et politiques importants. Pourtant, la place de la femme au sein des institutions représentatives locales et nationales et donc son intégration au sein des élites du royaume demeurent strictement limitées. Ce phénomène est lié à une construction culturelle des relations entre les genres masculin et féminin. Cette construction idéologique déprécie son rôle dans la vie publique et la confine à un rôle traditionnel de « mère et épouse ». Jusqu’à récemment, le droit faisait partie des boucliers de cette construction. Ni l’électorat ni les différents partis ni même la femme elle-même n’ont échappé à l’influence de cette construction, une situation entretenue également par le faible niveau éducatif de la population féminine en particulier.

* Aziz Enhaili est candidat en doctorat de science politique à l’Université Laval au Canada. Il est co-auteur (avec Mme Oumelkheir Adda) du récent article « État et islamisme au Maghreb », Middle East Review of International Affairs, volume 7, no. 1 (mars 2003). Il est aussi l’auteur de l’article « Pluralisme et islamisme au Maghreb, le cas du Maroc », dans Marie-Hélène Parizeau & Soheil Kash (Eds.), Pluralisme, modernité et monde arabe (Québec-Bruxelles-Beyrouth: PUL-Bruylant-Delta, 2001), pp. 159-178. Il est l’auteur de nombreux autres articles portant sur l’Afrique du Nord.

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Pour les tableaux et les notes, visiter albacharia.ma

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